Terre! Terre!
L'on devine vite le bonheur qu'éprouve un voyageur au retour de longues randonnées à travers le monde lorsque tout à coup, sur la piste, son avion touche le sol. Enfin! Terre! Terre! Tel fut aussi, le 12 octobre 1492, le cri éperdu de joie des matelots de Christophe Colomb apercevant au fin fond de l'horizon une petite, toute petite tache brune, sur écran bleu-vert: «Terre! Terre!»
Cette terre, nous l'aimons, nous l'aimerons toujours. Elle est notre mère, notre maison, notre forteresse, notre château, notre igloo. Grain de sable dans cet incommensurable univers d'étoiles et de galaxies. Chère petite planète bleue, dirait notre bien-aimée Julie Payette, astronaute de nos premières expéditions interplanétaires. Jacques Ferron l'a dit, à sa façon: «Notre coin de terre est bien petit, mais il porte un grand ciel.»Il fut même un temps, pas si lointain — c'était avant l'ère du pétrole — où la richesse des pays et des nations était la terre. On le disait, on le redisait tout haut, par axiomes et proverbes: «On n'est un homme que lorsqu'on a tracé un sillon dans un champ. Tant vaut l'homme, tant vaut la terre.»
En plusieurs sens, ils sont privilégiés aujourd'hui les écologistes savants, les environnementalistes de métier et tous ceux qui croient fermement aux «divinités de la terre». De grandes inquiétudes ont remplacé les confiances antiques. Une vraie panique! «O terre aveugle, écrit la poétesse et sage philosophe Hélène Dorion, poussière entre les mains de Dieu / qui égrène l'immensité / Nous voici sur les bords fragiles des ténèbres!»
Dire que ces propos s'imposent encore à nous à la veille des vacances de Pâques tellement attendues. Un congé en surplus! Étrange coïncidence puisque, durant ces mêmes jours, et plus exactement le samedi 7 avril, plusieurs de nos frères et soeurs croyants ainsi que de nombreux jeunes et nouveaux baptisés célébreront la terre, dite la terre originelle, celle imaginée aux premières heures de l'humanité. Ils liront, ils chanteront les récits épiques de la Genèse quand l'homme, au sens traditionnel du mot, fut assigné jardinier écologiste: «Soyez féconds et prolifiques, dit Dieu, remplissez la terre et dominez-là.» On sait la suite. Adam et Ève veulent tout savoir, ils veulent tout posséder, ils veulent tout discuter et plus qu'ils n'en peuvent naturellement porter. Péché des esprits forts! Bris de solidarité entre l'homme et son créateur. Tout l'univers en est bouleversé. Depuis ce temps-là, légende ou pas, les humains s'entretuent, les loups dévorent les chèvres, les épines menacent les roses. Encore aujourd'hui, certains de mes amis les plus chers croient sérieusement que les hommes se sont donné le pouvoir de détruire la planète.
Mais non! Mais non! Malgré toutes nos conduites désordonnées de propriétaires fonciers et de révolutionnaires planétaires, le soleil préside encore nos vies, la pleine lune est au rendez-vous du mois, le printemps succède à l'hiver. Et caetera! Ni Washington, ni Bagdad, ni nos expériences nucléaires les plus sophistiquées n'arrêteront la marche de l'univers, la succession des saisons, la renaissance de la terre en ce mois béni d'avril. Non, l'éclatement de la planète n'est pas pour demain. Celle-ci ne nous appartient pas, elle ne nous appartiendra jamais.
En somme, voyant la terre refleurir, les outardes revenir et les hirondelles valser de nouveau autour de nos bâtiments, la croyance ferme en des cieux nouveaux et des terres nouvelles ainsi qu'en la résurrection personnelle des corps, comme le proclame glorieusement l'Apocalypse, est peut-être plus qu'un beau rêve d'amoureux en mal d'immortalité. Depuis si longtemps, l'âme populaire le croit: la vie, nos amours, nos amitiés surtout, n'ont de sens que si elles entrent dans l'univers de la continuité et de la fidélité des saisons.
C'est toujours le bienfait du printemps et de ses énergies créatrices de nous faire aimer la terre et ses résurrections et, par elle peut-être, revivre chacun à sa manière ce qu'un Saint-Denys Garneau appelait si élégamment l'habitation du paysage. Peut-être aussi d'invoquer l'Autre à la manière du chef amérindien Dan George:
Ô feu, pour la lumière de mes yeux,
je te remercie.
Ô soleil, pour la vie que tu m'as donnée,
je te remercie.
Ô terre, pour la force de mon coeur,
je te remercie.
Que la fête religieuse de Pâques survienne au printemps, au moment où s'impose à nos yeux la sagesse lente et patiente de la terre, n'y a-t-il pas là un symbole de la longévité de l'humanité? C'est si beau de retrouver tout à coup l'univers dans cet arbre en train de se refeuiller, dans cette tige prête à refleurir, dans cette jonquille égarée près du lac? D'où le sage avis retrouvé au livre de Job (12, 8), environ 450 ans avant notre ère: «Cause avec la terre, et elle t'instruira.»
Joyeuses Pâques!