Trésor à l'abandon

L'église Saint-Julien de Lachute, construite par la famille d'industriels Ayers dans les années 1930, tombe maintenant en ruine. Le fils de l'architecte veut la sauver, malgré l'indifférence des autres anciens paroissiens. Le maire de la municipalité ne trouve pas les fonds. Et le diocèse de Saint-Jérôme vend les vitraux et le mobilier pour payer les factures courantes...
Cette maison de Dieu fait peine à voir. Fermée depuis 1996, l'église Saint-Julien de Lachute, dans les Basses-Laurentides, dépérit à vue d'oeil: les murs se lézardent, les pierres de taille tombent, le toit coule, un petit arbre réussit à pousser accroché en haut du clocher silencieux.Les fenêtres sont barricadées pour protéger les vitraux. Enfin, ceux qui restent, puisque le propriétaire du lieu de culte, le diocèse de Saint-Jérôme, en a déjà vendu au moins deux à un antiquaire montréalais, qui les aurait refilés à un client américain. En tout cas, l'immense vitrail qui colorait un bon quart de la façade a maintenant disparu. Comme les bancs, les lustres et les lampes, sauf celle du porche, dont les morceaux brisés traînent encore devant les portes, elles aussi vandalisées.
«C'est scandaleux, juge Ernest Champagne, président du Comité de sauvegarde de l'église Saint-Julien. Le diocèse vend à la pièce ce qui reste de cette église. Il me semble que l'évêché devrait protéger les biens culturels qui ont été mis sous sa protection au lieu de les dilapider. C'est un manque de respect total pour la communauté lachutoise.»
M. Champagne a toutes les raisons du monde d'aimer ce monument et de vouloir le sauver. Ses ancêtres entrepreneurs, propriétaires des usines Ayers, ont payé de leur poche l'érection de l'église Saint-Julien de Lachute, au milieu des années 1930, en pleine crise économique. Son père architecte en a conçu les plans, jusque dans les moindres détails. La première messe célébrée dans ce lieu de culte était pour le repos de l'âme de sa mère, morte quelques heures après qu'elle lui eut donné vie, en juillet 1937. La veille de la fermeture de l'église, l'ultime service fut consacré au baptême de ses petits-enfants, des jumeaux.
Le bâtiment appartient au diocèse de Saint-Jérôme depuis la fermeture de la paroisse, en 1996. Le presbytère de Saint-Julien a été vendu et transformé en centre d'aide à des femmes en difficulté. «La paroisse a été fermée pour des raisons de sécurité», explique Claire Joron, porte-parole du diocèse. L'abandon a été décidé à l'automne 1996, sur recommandation de l'Assurance mutuelle des fabriques de Montréal. Un rapport produit en décembre 1997 par la firme d'architectes Weleman Guy McMahon évaluait les réparations nécessaires à 882 000 $. Le diocèse estime que les mêmes travaux coûteraient aujourd'hui près de deux millions. Entre 1997 et 2000, trois offres de promoteurs ont été refusées, notamment parce que ces derniers n'étaient pas solvables.
Depuis 1996, l'entretien de l'immeuble (chauffage, assurances, installation d'une clôture) a coûté
75 895 $ au propriétaire de Saint-Jérôme. De l'aveu même de l'adjoint au directeur des finances du diocèse, Yves Carrière, la vente du mobilier de l'église a servi à couvrir ces frais. Contrairement à d'autres diocèses (celui de Québec par exemple), Saint-Jérôme n'a pas défini de règlement pour la vente ou le transfert de propriété des objets d'art sacrés sur son territoire. La vente des bancs d'église a rapporté 30 000 $. M. Carrière refuse de préciser combien la liquidation des verrières a rapporté. Il admet cependant que l'offre initiale d'achat déposée par un antiquaire de Montréal était de 125 000 $ pour l'ensemble.
C'est ce brocanteur lui-même qui aurait placardé «ses» vitraux pour les protéger du vandalisme. Du porche, en passant la tête dans un carreau brisé, on peut encore en voir certains en place. À l'évêché, personne ne veut dire combien de ces oeuvres ont été vendues, ni confirmé l'information publiée la semaine dernière dans le journal Le Régional selon laquelle les pièces ont trouvé preneur aux États-Unis.
Chose certaine, l'acheteur a fait un beau coup puisque ce verre orné a été réalisé par les ateliers O'Shea, de Montréal, a qui l'on doit aussi les verrières de la Bibliothèque nationale (rue Saint-Denis) et de l'oratoire Saint-Joseph. «L'église Saint-Julien est d'influence néogothique et remarquable pour la très grande qualité de ses matériaux», résume un mémoire de maîtrise en conservation de l'environnement bâti de l'Université de Montréal, déposé en 1998. «Les vitraux sont de très grande qualité, en plus d'avoir une valeur patrimoniale et artistique importante. Leur état de conservation est excellent. Les couleurs sont magnifiques. Enfin, la présence de contre-fenêtres les a protégés contre les intempéries.» Pendant l'entrevue, M. Champagne exhibe le carnet de chantier de son père. Les vitraux ont été payés environ 6000 $ à l'époque.
Le bâtiment de 800 places a été érigé et entretenu par la compagnie de textile Ayers des années 1930 à 1972. Les industriels ont payé tous les frais de construction (260 000 $), d'ameublement, d'aménagement et d'entretien de ce lieu de culte, en plus de payer pour la construction de la grotte Notre-Dame-de-Lourdes (maintenant cédée aux franciscains), d'une autre église de la région (Saint-Michel-de-Wentworth) et du premier hôpital de Lachute, géré par les soeurs de la Providence. Un peu avant l'inauguration de l'église de Saint-Julien, le 31 juillet 1938, le pape Pie XI décernait d'ailleurs l'ordre de Saint-Grégoire-le-Grand à ses donateurs, les frères Harry et Ernest Ayers, le grand oncle et le grand-père de M. Champagne.
La compagnie Ayers a prospéré jusqu'au début des années 1970. L'introduction de textiles étrangers et le manque de vision des dirigeants ont signé la condamnation de la Ayers, qui ferma ses portes en 1991. Cascade et d'autres compagnies s'activent maintenant dans la région. «On développe, mais quelles sont nos priorités?, dit le maire de Lachute, Daniel Mayer. La population aime Saint-Julien, mais bien peu de gens accepteraient que la municipalité y injecte un million alors que d'autres travaux d'infrastructure attendent». Le maire Mayer rappelle qu'à la fermeture, en 1996, le diocèse a réclamé une contribution annuelle de 100 $ pour trois ans, par famille de paroissiens, pour entretenir l'église. «Personne n'a levé le petit doigt», dit-il
Il explique aussi que l'église n'a pu se qualifier pour les programmes d'aide de Québec tout simplement parce que cette maison de Dieu ne sert plus au culte. La Fondation du patrimoine religieux a relayé des contributions gouvernementales de 121,5 millions entre 1995 et 2001. Celles-ci ont permis de réaliser des travaux se chiffrant à plus de 180 millions au total, sur plus de 760 édifices religieux construits avant 1945. L'organisme vient tout juste d'être mis au courant de la controverse patrimoniale, par le Comité de sauvegarde de Saint-Julien. Le directeur de la fondation refuse toutefois de se prononcer avant de maîtriser le dossier. «Je ne connais pas énormément Saint-Julien, dit Jocelyn Groulx. Je vais essayer de faire le point à son sujet. A-t-elle une valeur patrimoniale reconnue? C'est la première question qu'il faut se poser.»