Perspectives - Et la vérité, M. Chrétien?
Ottawa n'en démord pas. Le déséquilibre fiscal n'existe pas et ne pas en convenir équivaudrait à de la malhonnêteté intellectuelle, à en croire le ministre Stéphane Dion. Ce dernier se plaint d'ailleurs du fait que la «classe politico-médiatique» québécoise ne fasse pas état de ses arguments de fond en la matière et qu'elle refuse un «débat de qualité» pour «se complaire dans la facilité».
On ne doute pas de la sincérité de M. Dion ni du plaisir réel qu'il tire d'une discussion de fond. Mais pour qu'il y ait débat intelligent, il faut autre chose, il faut le dire, que les demi-vérités, les trous de mémoire et même les faussetés que le premier ministre Jean Chrétien a servis hier.Rares sont les politiciens qui se privent complètement de ces méthodes. Ils ont toutefois la prudence, en général, de doser leurs effets. Jean Chrétien a oublié cette règle d'or hier durant la période de questions. Il en a tant mis qu'il a fini par jeter un doute sur la qualité de son équipe de recherche et sa propre connaissance de nombreux dossiers. En fait, ses réponses pourraient former une véritable pièce d'anthologie pour étudiants en sciences politiques.
Ce sont ses commentaires de la veille, dans le cadre d'un échange sur le déséquilibre fiscal, qui ont mis le feu aux poudres. Les députés du Bloc québécois demandaient au premier ministre en quoi la gestion de son gouvernement surpassait, comme il l'affirmait, celle de Québec alors qu'Ottawa traîne dans ses cartons le scandale des commandites, laisse se multiplier les numéros d'assurance sociale et s'approprie les milliards de surplus de la caisse de l'assurance-emploi.
La cascade de réponses qui a suivi a suscité l'incrédulité. La dose était trop forte. En voici un échantillon.
- Jean Chrétien a d'abord affirmé que «les gouvernements provinciaux ont les mêmes pouvoirs de taxation que nous [le fédéral]. Ce que le Parti québécois et le Bloc veulent, c'est que nous, nous percevions les impôts et que ce soit eux qui donnent les chèques».
Les faits: il est vrai que les provinces peuvent lever taxes et impôts et qu'elles ont même des sources de revenus supplémentaires comme les loteries et les redevances sur les ressources naturelles. Mais ce que Québec demande, tous partis politiques confondus, c'est le transfert de points d'impôt. Ça voudrait dire qu'il percevrait lui-même ces impôts et en disposerait comme il l'entend.
- M. Chrétien a soutenu que «le programme d'assurance-chômage est un programme où les gens contribuent et où le gouvernement contribue aussi, ainsi que les employeurs». Il a ajouté que, sous les conservateurs, Ottawa épongeait les déficits mais que maintenant, en période de faible chômage, il engrangeait les surplus. Une question d'équilibre, a-t-il dit.
Les faits: il est vrai que les conservateurs ont épongé les déficits de la caisse, mais pour éviter que ça se reproduise, ils ont changé le financement du système. Seuls les salariés et les employeurs contribuent maintenant à la caisse. Or, depuis que les libéraux sont au pouvoir, elle enregistre des surplus qui, au lieu d'être retournés aux cotisants sous forme de réductions de cotisations, servent à éliminer le déficit. Fait à noter, M. Chrétien semble ignorer que son gouvernement a changé le nom du programme. On parle maintenant d'assurance-emploi.
- Le premier ministre ne pouvait résister à la tentation d'attaquer de nouveau les délégations du Québec à l'étranger. Il a soutenu que les autres gouvernements provinciaux avaient choisi de travailler avec le gouvernement fédéral à l'étranger. «Ils se servent de nos installations et tout cela, pour éviter les coûts. Ce n'est pas l'option que le Québec a prise. Ils aiment mieux avoir leurs délégations à eux, avec leurs bâtisses et tout. Ça coûte plus cher et ça fait moins d'argent pour la santé.»
Les faits: il est vrai que les représentants des autres provinces à l'étranger travaillent à partir d'ambassades et de consulats canadiens, mais ce n'est pas gratuit. Le Québec en sait quelque chose parce que, contrairement à ce que prétend M. Chrétien, il a lui aussi opté pour cette solution dans quatre villes. À Pékin, à Shanghai, à Vienne et à Rabat, il loge dans les locaux canadiens. Et à chaque endroit, il paie pour le loyer et l'équipement.
- M. Chrétien a encore fait un lien entre les fonds utilisés pour les délégations du Québec et les difficultés de son système de santé. Il a affirmé que les gens de Shawinigan aimeraient avoir plus d'argent pour garder leur urgence ouverte et qu'au bout du compte, le Québec était la province qui dépensait le moins pour la santé.
Les faits: le problème des urgences n'est pas qu'un problème d'argent. La situation est plus complexe et est liée, entre autres choses, au manque de personnel en région. Ensuite, il est faux de dire que le Québec dépense moins que toutes les autres provinces pour la santé. Sa performance n'est pas la plus reluisante mais, selon le dernier rapport sur le sujet de l'Institut canadien d'information sur la santé paru en décembre 2001 et portant sur l'année 1999, trois provinces feraient moins bien que lui quand on considère les dépenses par habitant. Une autre enquête récente montrait par ailleurs que le Québec était la seule province à avoir utilisé aux fins prévues les fonds fédéraux accordés en septembre 2000 pour l'achat d'équipement de diagnostic.
À sa sortie des Communes, le chef bloquiste Gilles Duceppe était hors de lui. Il en a conclu que le premier ministre était «dépassé», avant de reprendre ses attaques personnelles habituelles contre Jean Chrétien, l'accusant de mépriser le Québec et de faire preuve de petitesse.
Il serait plus juste de dire que Jean Chrétien sait très bien s'y prendre, quand il le veut, en matière de débat intellectuellement malhonnête. Du genre de ceux que Stéphane Dion dit ne pas aimer. Le plus triste est que le Québec en soit encore la victime.