Au bord du schisme, Israël évite la paralysie

Des dizaines de milliers de personnes ont battu le pavé des grandes villes d’Israël durant trois mois. Face à eux : un gouvernement intraitable dans son désir de retirer du pouvoir à la Cour suprême de l’État hébreu. Dans un geste d’unité, le gouvernement a suspendu lundi son projet de réforme judiciaire, le temps d’une « pause ». Les accusations de « fascisme » et de « traître » de part et d’autre du débat politique laisseront des cicatrices, craignent de nombreuses voix juives.
Dans le train qui l’emmenait à l’aéroport de Tel-Aviv, Yakov Rabkin a aperçu des colons de territoires occupés débordant d’énergie. « Yalla reforma ! [Allez, la réforme !] » chantaient-ils joyeusement. Au même moment, dans les rues avoisinantes, des milliers de personnes brandissaient le drapeau d’Israël, s’opposaient au projet, tout en scandant que « personne n’est au-dessus des lois ».
« On comprend vite qui est pour et qui est contre », raconte, depuis Israël, M. Rabkin, professeur d’histoire à l’Université de Montréal depuis 1973 et auteur du livre Comprendre l’État d’Israël. « La société israélienne est très fragmentée, de toute façon. Là, il y a une vraie division qui s’est manifestée. »
J'ai 46 ans et je ne me souviens pas du sentiment d'avoir vécu un effet boule de neige d'une telle ampleur nationale, comme celui que connaît actuellement Israël
S’opposent deux camps, le versant libéral contre le versant conservateur, à propos d’une réforme du système judiciaire voulu par le premier ministre, Benjamin Nétanyahou. Cette refonte de la loi affirmerait la primauté des élus sur les tribunaux, permettant notamment au Parlement d’annuler à la majorité simple une décision de la Cour suprême.

« Les lignes de démarcation traditionnelle, laïques contre religieux, gauche contre droite, etc., sont un peu brouillées dans ce cas-là », observe Yakov Rabkin. « Il y a tout de même une minorité de religieux qui protestent contre la réforme. Il y a des laïcistes qui appuient la réforme. »
Les deux camps étaient au bord de la « guerre civile », selon le premier ministre Nétanyahou, contraint de tempérer les ardeurs de tout le monde en annonçant une trêve, lundi soir, après des appels en ce sens de toutes parts.
« Quand il y a une possibilité d’empêcher une guerre civile par le dialogue, en tant que premier ministre, je fais une pause pour le dialogue », a proclamé M. Nétanyahou dans un discours télévisé très suivi. « Je donne une vraie chance à un vrai dialogue [en signe] de ma volonté d’empêcher la division du peuple. »
Cette déclaration a jeté de l’eau sur le feu de l’opposition. « Si la législation s’arrête réellement et totalement, nous sommes prêts à entamer un véritable dialogue », a répondu peu après le chef de l’opposition israélienne, Yaïr Lapid, dans une autre intervention télévisée. « Nous avons eu de mauvaises expériences dans le passé et nous allons donc d’abord nous assurer qu’il n’y a pas de ruse ou de bluff », a-t-il néanmoins ajouté.


Cette pause désamorce aussi le principal syndicat d’Israël, gonflé à bloc, qui avait lancé un appel à la grève générale. « […] Dès la fin de cette conférence de presse, l’État d’Israël s’arrête », avait tonné lundi matin son chef, avant de se rétracter quelques heures plus tard.
Les juifs du Canada déchirés
Ce schisme dans la société israélienne s’est ouvert dans plusieurs communautés juives du monde. Sarah Mali, la directrice générale de Fédérations juives du Canada, a publié un communiqué tout personnel en début de journée. « C’est un jour étrange et désorientant », a-t-elle écrit dans un message destiné entre autres aux quelque 400 000 juifs canadiens.
« J’ai 46 ans et je ne me souviens pas du sentiment d’avoir vécu un effet boule de neige d’une telle ampleur nationale, comme celui que connaît actuellement Israël », nomme-t-elle. « […] Je suis maintenant remplie du malaise distinct que j’ai peut-être eu tort, que ce pays vacille depuis un certain temps maintenant, et je crains que la vie ne soit différente ici dans les jours à venir. »
« […] Il y a des divisions dans les familles où nous demandons comment nous sommes arrivés ici, et on a le sentiment désagréable et terrifiant que l’on ne connaît pas le chemin du retour », poursuit-elle.
La ministre des Affaires étrangères, Mélanie Joly, a ajouté sa voix dans le concert des inquiétudes. « On entend les gens dans les rues d’Israël », a-t-elle dit. Le Canada « met de la pression » sur ce gouvernement pour qu’il trouve « une voie supportée par le peuple ».
Un pays sans Constitution
Le projet de réforme reprendra de plus belle après la Pâque juive, le 13 avril. Le noeud du problème demeure entier, soulève Julien Bauer, professeur à la retraite en sciences politiques à l’UQAM, expert sur la question du droit en Israël.
Israël n’a pas de Constitution comme d’autres démocraties, mais seulement des lois fondamentales pour se guider juridiquement.
Il relate les propos d’un ancien juge de la Cour suprême d’Israël qui lui avait jadis exposé la procédure à suivre lorsqu’aucune loi fondamentale n’éclaire un problème de droit. « S’il n’y a rien [dans les lois fondamentales], on regarde ce qu’il y a dans les lois générales en Israël. S’il n’y a aucune source là, on remonte aux lois britanniques. S’il n’y a aucune source là, on remonte à l’Empire ottoman. Ça remonte à un siècle, même plus ! S’il n’y a toujours rien, on regarde ce qu’il y a dans les grandes traditions démocratiques dans le monde, la Grande-Bretagne, la France ou les États-Unis. S’il n’y a toujours rien — et là, je me rappelle mot à mot ce qu’il a dit —, nous prenons les décisions en fonction de nos jugements comme homme et femme bien éduqués d’une société moderne et nous déterminons les valeurs de la société israélienne. »
« Ma parole, il se prend pour Moïse », s’indigne le spécialiste de la sociologie israélienne.
Pour le professeur Yakov Rabkin, ce dialogue « peutamener à des prises de conscience » de part et d’autre. « Il faut régler des problèmes conceptuels laissés sous le tapis depuis l’établissement de l’État d’Israël. Les problèmes dormaient depuis, mais là, ils se sont réveillés. »