De l’impossible prévisibilité des tremblements de terre

Les tremblements de terre qui ont frappé au début de la semaine le sud de la Turquie et le nord de la Syrie n’ont pas été une surprise pour les sismologues qui, depuis des décennies, savent que la région offre un environnement sismique fragile et propice à ce genre de tragédie.
Mais, malgré cette connaissance fine des réseaux de failles dans la croûte terrestre à cet endroit, la prévision de ces dernières secousses, qui aurait permis de prévenir des pertes humaines se chiffrant désormais en dizaine de milliers, relevait encore et toujours d’une mission impossible pour ces spécialistes de la tectonique des plaques. Ces scientifiques admettent, tragédie après tragédie, être finalement dépassés par la complexité du phénomène.
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«La prévision d’un tremblement de terre avec précision, à l’endroit où il va se produire, à l’heure exacte et avec la magnitude qu’il va avoir, je n’ai jamais vu ça et je ne pense pas voir ça de mon vivant », laisse tomber en vidéoconférence Christine Goulet, directrice du centre de recherche en tremblement de terre de la United States Geological Survey (USGS), l’agence géologique américaine et référence mondiale en matière de séisme. Le Devoir l’a jointe à Los Angeles cette semaine. « Il est encore très difficile pour nous de comprendre et de mesurer les paramètres d’un tel phénomène, ce qui explique pourquoi nous ne pouvons faire que des prévisions probabilistes sur de longues périodes et sur de vastes territoires, mais jamais rien de très localisé et, surtout, rien à court terme. »
Pour les sismologues, il était donc impossible de voir venir la première rupture sur la faille est-anatolienne qui s’est produite le 6 février dernier autour de 4 h du matin, à l’ouest de la ville de Gaziantep, en Turquie, puis les 54 répliques mesurées par l’USGS dans les 12 heures suivantes. Et ce, malgré l’analyse de milliers de tremblements de terre depuis les 50 dernières années, l’existence de réseaux de capteurs d’ondes dans le sol et même l’utilisation récente de l’intelligence artificielle pour gérer la complexité de calculs de données.

«Cette intelligence artificielle est un nouvel outil dans notre coffre, explique Mme Goulet, mais pour le moment, elle nous aide surtout à comprendre un séisme une fois qu’il s’est produit, mais pas dans les instants qui le précèdent. Ces algorithmes doivent être entraînés par des données dont nous disposons encore en trop faible quantité. Notre compréhension des tremblements de terre est à échelle humaine, elle tient sur une centaine d’années à peine, alors que le phénomène est inscrit sur une échelle géologique qui, elle, se déroule sur des millions d’années. »
Le hasard domine
Ceci explique en partie cela, mais également les tentatives hasardeuses de prédiction de séismes qui ont marqué l’histoire récente de la sismologie. On s’en souvient : en 1985, l’USGS avait annoncé qu’en janvier 1993, un tremblement de terre de magnitude 6 allait se produire sur la faille de San Andreas, dans la région de Parkfiled, en Californie. Et ce, avec un niveau de confiance établi à 95 %, avait assuré l’agence à l’époque.
La rupture s’est finalement produite, sans prévenir, le 28 septembre… 2004, bel et bien sur le segment de la faille déterminé par les scientifiques et avec la bonne magnitude, mais 11 ans plus tard.
En étudiant les émissions de radon, les ondes électromagnétiques et même le comportement des animaux, plusieurs chercheurs avaient réussi également, dans les années 70 et 80, grandes décennies de la quête de la prédiction des séismes, à établir certaines lignes communes à ces phénomènes sismiques. Aucune n’a réussi à soutenir des modèles de prédiction constants et surtout reproductibles, qui auraient permis de sauver les 100 000 vies emportées par le tremblement de terre au Cachemire en 2005 ou les 300 000 perdues dans le séisme ayant frappé Haïti par surprise en janvier 2010. Pour ne mentionner qu’elles.
Entre 1998 et 2017, les tremblements de terre ont été responsables de plus de la moitié des décès liés aux catastrophes naturelles à travers le monde, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Un rapport alimenté par la tragédie turco-syrienne des derniers jours et dont la mathématique, qui a dépassé les 22 000 décès vendredi selon le dernier décompte provisoire, n’était finalement pas une fatalité, estime Mme Goulet.
Notre compréhension des tremblements de terre est à échelle humaine, elle tient sur une centaine d’années à peine, alors que le phénomène est inscrit sur une échelle géologique qui, elle, se déroule sur des millions d’années
«Pour les chercheurs en sismologie, en tremblements de terre et en génie parasismique, c’est toujours extrêmement douloureux d’assister à ces effondrements d’immeubles, comme ceux que nous avons vus en Turquie, et aux drames humains qui viennent avec, dit la scientifique, parce que même si nous ne sommes pas en mesure de prédire le moment du séisme, nous savons très bien comment prévenir ses conséquences. »
Selon elle, le séisme d’Izmit en Turquie, en 1999, faisant près de 18 000 morts, avait pourtant mené à des changements dans le code du bâtiment du pays, de manière à éviter que ces drames ne se produisent. « Mais ce code n’a d’effet que lorsqu’il est mis en pratique, ce qui n’avait pas l’air d’être le cas, dit-elle. Nous avons vu des constructions visiblement récentes s’effondrer. Ces constructions peu coûteuses, en maçonnerie peu renforcée et en béton peu ou pas armé, sont solides tant qu’une simple secousse ne vient pas les fragiliser. Or, ce sont des constructions très répandues à travers le monde, y compris dans les zones sismiques où il faudrait des immeubles plus adaptés. »
Prévenir, mais après
À défaut de plus de prévisibilité face à l’apparition de séismes, les scientifiques peuvent toutefois compter sur des réseaux naissants d’alertes permettant de prévenir les personnes exposées à la rupture dans une faille sismique. Mais seulement après le premier glissement brutal le long du plan de faille, à l’origine d’un séisme.
«C’est le mieux que l’on puisse faire », dit Mme Goulet, en évoquant le système ShakeAlert déployé sur la côte ouest des États-Unis. Le Canada travaille actuellement sur le sien pour les régions de l’Ouest, mais également le Québec et l’Ontario, où les probabilités de séismes sont les plus élevées. « Ces systèmes se déclenchent une fois que le tremblement de terre a commencé et peut donner aux personnes qui reçoivent l’alerte sur leur téléphone un 10 ou 20 secondes de temps nécessaire pour se mettre à l’abri. Mais ce sont des systèmes coûteux à mettre en place et dont très peu de pays disposent. »
La région rurale de la Turquie frappée par le dernier séisme, tout comme la Syrie aux prises avec une guerre civile persistante, n’en faisait pas partie.