Des dissidents iraniens demandent à la justice américaine d’arrêter le président Ebrahim Raïssi

Trente-quatre ans plus tard, quand il se remémore l’arrestation, puis la mise à mort de son frère, Mahmoud, par le régime islamique iranien, la voix d’Ahmad Hassani se met encore à trembler.
« Je n’oublierai jamais l’intensité des pleurs de ma mère dans la voiture quand elle est sortie de la prison, la première fois où elle a pu lui rendre visite, raconte à l’autre bout du fil l’homme de 66 ans, qui vit et travaille aujourd’hui à Ottawa. Elle était inconsolable après l’avoir reconnu seulement par sa voix : son visage avait été rendu méconnaissable par la violence des tortures qu’il avait subies. »
Arrêté à 21 ans, en 1981, Mahmoud, étudiant en économie à l’Université de Téhéran, libéral et militant contre la révolution islamiste, a passé sept ans en prison avant d’être exécuté en 1988 sur ordre de la « commission de la mort », un groupe de quatre hommes, dont a fait partie l’actuel président iranien, Ebrahim Raïssi. Outre Mahmoud, des milliers d’autres jeunes Iraniens, dont des centaines de femmes, ont été exécutés sous la gouverne de celui que l’on surnommait à l’époque le « boucher de Téhéran ». « C’est un tueur. Un tueur de masse. Et il doit être jugé pour ses actes », poursuit-il.
C’est au nom de cette justice et pour la mémoire de son frère qu’Ahmad Hassani a décidé, il y a quelques jours, de porter plainte devant un tribunal fédéral de New York contre le président iranien, hyperconservateur porté à la tête du pays en août 2021. Le geste, soutenu par deux autres victimes directes de cette répression, torturées sous la houlette du « boucher » et vivant aujourd’hui aux États-Unis et en Angleterre, précède la venue dans la métropole américaine d’Ebrahim Raïssi, à l’occasion de la 77e session de l’Assemblée générale de l’Organisation des Nations unies (ONU), qui s’ouvre mardi prochain.
La poursuite au civil, qui cherche à entraver sa visite officielle au sein de l’institution internationale, accuse le président iranien de « torture », « d’exécutions extrajudiciaires », de « génocide » et de « crime contre l’humanité ». Elle le pose comme l’un des maîtres d’oeuvre de la grande répression de dissidents iraniens de 1988 et réclame des dommages et intérêts, sans en préciser le montant, pour les survivants de cette époque et les familles des victimes.
« Le président du régime iranien, Ebrahim Raïssi, a été personnellement responsable de l’envoi de milliers de prisonniers politiques à la potence à Téhéran et dans la ville de Karaj, à l’ouest de la capitale », a commenté par voie de communiqué Soona Samsami, représentante du Conseil national de la Résistance iranienne (CNRI) à Washington, lors du dépôt des procédures à New York fin août.
« En tant que chef du pouvoir judiciaire [entre 2019 et 2021], il a personnellement supervisé le meurtre d’au moins 1 500 manifestants lors du soulèvement de novembre 2019. Son bilan depuis qu’il a pris ses fonctions de président prouve une fois de plus sa criminalité : 582 exécutions, dont 22 femmes et 8 délinquants juvéniles depuis août 2021, ce qui marque une augmentation de près de 100 % des exécutions par rapport à l’année précédente. »
Droit et morale
Les chances de succès d’une telle poursuite en sol américain restent toutefois très minces, estime le professeur en droit international Tom Ginsburg, joint par Le Devoir à l’Université de Chicago. « Le droit international repose sur un système conçu pour aider des pays ayant des bases morales et culturelles très différentes à interagir les uns avec les autres, dit-il. L’une de ses normes fondamentales est l’immunité des chefs d’État, et le président iranien ne pourrait donc pas être soumis à une procédure judiciaire aux États-Unis » lors de sa visite au siège de l’ONU.
La Belgique a créé un précédent en 2003, en accueillant une poursuite contre l’ex-premier ministre israélien Ariel Sharon pour sa responsabilité présumée dans les massacres de Sabra et Chatila en 1982 au Liban, alors qu’il était ministre de la Défense de l’État hébreu. La procédure, amorcée par une plainte déposée par 23 rescapés devant les tribunaux belges, a établi une immunité temporaire liée à sa fonction, et a confirmé qu’il allait pouvoir être traîné devant la justice de ce pays européen une fois son mandat terminé. Sous la pression politique, le dossier a toutefois été remisé quelques mois plus tard.
En juillet dernier, la Suède a condamné à la prison à vie un ex-procureur iranien, Hamid Noury, 61 ans, qui a supervisé la torture dans la tristement célèbre prison d’Evin, au nord de Téhéran, en 1988. L’homme est le premier haut gradé du régime iranien jugé à l’étranger pour cet épisode sombre de l’histoire de la République islamique. Il a été arrêté à Stockholm en novembre 2019 lors d’une visite touristique, et ce, après qu’une plainte a été déposée par plusieurs dissidents iraniens victimes de la répression.
« Il y a énormément de documents et de témoignages datant de cette période qui incriminent directement Ebrahim Raïssi et qui pourraient être utilisés contre lui dans un procès aux États-Unis, dit en entrevue au Devoir Houchang Hassan-Yari, professeur de science politique au Collège militaire royal du Canada et spécialiste de l’Iran. Mais cette perspective est très incertaine dans le contexte actuel très tendu de reprise des négociations sur le nucléaire iranien [entre le régime de Téhéran et le gouvernement de Joe Biden, entre autres]. Les risques diplomatiques sont élevés, et il reste à voir comment la justice américaine va se tenir face à ça. »
Ironiquement, le président iranien a été placé sur les listes de sanctions de plusieurs pays, dont celle des États-Unis, en raison de son mépris des droits de la personne et de sa participation à la violence du régime de Téhéran durant les années 1980. Son cabinet ministériel est composé également de 12 membres sanctionnés par les États-Unis, mais aussi par l’Union européenne, le Royaume-Uni et l’ONU pour leur soutien au programme nucléaire iranien, pour leurs liens avec des organisations terroristes ou leur non-respect des droits de la personne. Les ministres de la Défense, de l’Intérieur ou du Pétrole en font partie.
Les risques diplomatiques sont élevés et il reste à voir comment la justice américaine va se tenir face à ça
Mince espoir
Depuis 1947, l’accord signé entre les États-Unis et l’ONU sur l’implantation du siège de l’organisation oblige Washington à garantir les droits d’entrée, de circulation et de résidence de ceux qui ont été invités à New York par les Nations unies. Les États-Unis ont toujours eu toutefois la possibilité de dire « non » aux visiteurs qui pourraient être qualifiés de « menace pour [leur] sécurité nationale ».
« Nous espérons beaucoup de cette poursuite, dit Ahmad Hassani. Si cela devait forcer Ebrahim Raïssi à annuler sa visite à New York, ce serait déjà une victoire et un affront pour le régime islamiste. Mais la plus belle victoire serait de le voir répondre aux questions d’un juge », ajoute l’homme joint cette semaine par Le Devoir.
Depuis 34 ans, les familles des victimes attendent toujours de connaître l’emplacement où les corps des dissidents exécutés ont été enterrés, pour pouvoir faire leur deuil.