Passage au poste-frontière de Torkham, à un jet de pierre des terres talibanes
La passe de Khyber. Son nom fait rêver. À 1070 mètres d’altitude, la route légendaire serpente entre les cols des montagnes arides des régions tribales pakistanaises pour se rendre jusqu’à Kaboul. Une route chargée d’histoire, empruntée jadis par Alexandre le Grand et traversée par les invasions perses et musulmanes. La voie aussi de toutes les contrebandes, dont celles d’armes et d’opium. Et, aujourd’hui, la porte de sortie tant espérée de nombreux Afghans qui se heurtent à l’étanchéité du poste-frontière de Torkham.
Ici, c’est le « point zéro ». Là où le régime taliban fait face à l’État pakistanais au poste-frontière le plus fréquenté entre les deux pays. Des soldats pakistanais, mitraillette à la main, se tiennent à quelques enjambées de militants talibans, les doigts à côté de la gâchette.

Sous le drapeau blanc des talibans sur lequel est inscrite en noir la chahada — la profession de foi islamique : « Il n’est point de divinité si ce n’est Allah, Mahomet est le messager d’Allah » —, des dizaines et des dizaines d’Afghans font patiemment la file. Mais seuls ceux qui détiennent un visa pour le Pakistan ou une autorisation pour obtenir des soins médicaux peuvent franchir la frontière. Autant dire presque personne. Une femme en burqa tente de se frayer un chemin vers le Pakistan en brandissant un papier, mais elle est rapidement rabrouée. Un cercueil est transféré au pas de course entre une ambulance pakistanaise et une ambulance afghane.
« On appartient au même peuple pachtoune, on parle la même langue, on appartient aux mêmes tribus. Il y a juste cette ligne qui nous sépare », souligne le journaliste Rifatullah Orazkai.
Du côté pakistanais, le passage est autrement plus fluide. Dans la frénésie caractéristique des zones de traverse, plusieurs hommes descendent de leur voiture et marchent jusqu’au poste-frontière pour se rendre en Afghanistan. C’est notamment le cas de Shah Idahmad, 30 ans, qui déménage à Kaboul, un sac à dos sur les épaules et un sac en plastique à la main.
« Je viens de décrocher un emploi comme directeur financier pour la compagnie TM4 RMC », une entreprise qui fournit une expertise en sécurité aux compagnies établies en Afghanistan, explique-t-il. « L’Afghanistan a vraiment besoin de travailleurs qualifiés provenant des pays limitrophes, fait-il valoir. La plupart des Afghans éduqués ont fui le pays dans les dernières semaines. »
Sous un soleil de plomb, l’homme ne se dit nullement inquiet pour sa sécurité. « Il n’y a aucun risque en ce moment. Les talibans vont enfin offrir la sécurité aux Afghans. J’ai confiance en eux. »

Naseerullah, 18 ans, retourne chez lui en Afghanistan avec son cousin Asifullah après avoir étudié quelques années dans une madrasa (école religieuse) au Pakistan. « Je retourne chez moi après avoir passé trois ans ici parce que mon père est malade, explique-t-il. Pour l’instant, les entrées sont interdites vers le Pakistan, alors je ne sais pas si je vais revenir. »
Des journées d’attente
Sur les routes sinueuses bordées de montagnes où les chèvres vagabondent, une file de camions chargés de marchandises destinées à l’Afghanistan s’étire sur des kilomètres. « Les camionneurs attendent pendant quatre ou cinq jours avant de pouvoir traverser », explique le journaliste Mehrab Shah Afridi, spécialisé dans la couverture de la frontière pakistano-afghane.
Pays enclavé, l’Afghanistan dépend en grande partie du transport frontalier avec le Pakistan pour s’approvisionner en biens. Shamal Khan, un Afghan de 40 ans, est arrivé la veille : « Je transporte des vêtements qui viennent de la Chine et qui ont transité par le port de Karachi [au Pakistan] », indique-t-il.

Le soleil est brûlant. Plusieurs camionneurs installent un tapis sous leur chargement pour dormir à l’ombre. D’autres se rassemblent à plusieurs sous les camions pour partager un repas acheté à un vendeur ambulant.
« On perd un temps énorme pour traverser la frontière, s’indigne Shamal Khan. Lorsque les talibans sont arrivés au pouvoir, pendant une dizaine de jours, il n’y avait pas de taxes à la frontière. Mais maintenant, la réalité les a rattrapés et ils nous imposent un montant d’environ 100 $US pour entrer au pays. »
Seul point de passage
Depuis trois semaines, le gouvernement pakistanais répète que les frontières demeurent fermées aux Afghans qui souhaitent se réfugier de l’autre côté de la ligne de démarcation s’étirant sur plus de 2000 kilomètres entre les deux pays.
Déjà, le Pakistan héberge plus de 2,5 millions de réfugiés afghans arrivés au fil de vagues d’exil successives déclenchées par l’invasion soviétique de l’Afghanistan, la guerre civile, le premier régime taliban et la guerre au terrorisme menée par les États-Unis.
Seul le poste-frontière de Chaman, dans le nord de la province du Baloutchistan, demeure plus poreux. Rahat, 30 ans, qui était policier en Afghanistan et garde de sécurité pour les forces de l’OTAN, a réussi à s’y frayer un chemin la semaine dernière avec sa famille. « J’ai demandé aux responsables de l’OTAN de nous faire sortir du pays, mais ils n’ont pas voulu », dénonce l’homme rencontré dans un camp de réfugiés informel situé près d’un marché afghan de Peshawar.
Depuis la prise de Kaboul, ceux qui travaillaient pour les forces occidentales craignent les représailles des talibans. « Ils nous ont demandé de retourner travailler. Mais moi et mes collègues, on n’y est pas allés. On travaillait avec leurs opposants il y a quelques semaines à peine », témoigne le jeune père de famille. « J’étais très inquiète pour mon mari, ajoute Muntaha, un voile rouge parsemé de brillants sur la tête. La situation devenait dangereuse pour lui. Et qu’est-ce que j’allais devenir seule avec nos six enfants s’il lui arrivait quelque chose ? »
Depuis sa fuite, la famille vit dans une pièce de trois mètres par quatre mètres sans eau ni électricité, en compagnie de la mère et du cousin de Rahat, qui ont également pris part à la traversée vers le Pakistan. Chaque jour, Rahat et sa mère vont au marché, surnommé « le Petit Kaboul », pour trouver du travail. « S’ils en trouvent, ils nous rapportent de la nourriture », indique Muntaha, alors que des cerfs-volants fabriqués à partir de bâches ou de sacs de plastique survolent le quartier.

S’ils sont arrêtés par la police, les membres de la famille risquent l’expulsion. Mardi, quelque 200 Afghans qui avaient traversé illégalement la frontière à Chaman ont été renvoyés dans leur pays d’origine.
À la frontière, c’était la cohue, se souvient Rahat. « Il y avait des milliers de personnes. Beaucoup d’Afghans essayaient de sortir et c’était impossible de savoir qui était taliban et qui était réfugié dans la foule. »
C’est justement ce genre de situation que le gouvernement pakistanais souhaite à tout prix éviter, explique le journaliste Mehrab Shah Afridi, spécialisé dans les enjeux frontaliers. « Le Pakistan craint l’entrée de militants islamistes, dit-il. Il y a beaucoup de sentiments antipakistanais au sein du djihad afghan et, lorsque les prisons ont été vidées après l’arrivée des talibans, beaucoup de ces militants sont sortis. »
Une analyse que partage le journaliste pachtoune Rifatullah Orazkai. « C’est extrêmement difficile de vérifier le passé de chaque personne qui traverse la frontière. Le Pakistan a été si souvent la cible d’attentats dans le passé. C’est une réelle possibilité d’être une nouvelle fois visés. »
Ce reportage a été en partie financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.
On appartient au même peuple pachtoune, on parle la même langue, on appartient aux mêmes tribus. Il y a juste cette ligne qui nous sépare.
Rafitullah Orazkai
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