L'heure juste: le prix d’une tragédie

La plupart des victimes sont d’origine iranienne. L'Iran ne reconnaît pas la double citoyenneté et pourrait ne voir aucune raison de discuter d’indemnisation avec les autres pays.
Photo: Jonathan Hayward La Presse canadienne La plupart des victimes sont d’origine iranienne. L'Iran ne reconnaît pas la double citoyenneté et pourrait ne voir aucune raison de discuter d’indemnisation avec les autres pays.

Que vaut la vie d’un être cher ? Elle est inestimable. En causer la fin doit toutefois avoir un prix, mais lequel ? Ébranlé par la souffrance des familles des victimes de l’écrasement de l’avion abattu par un missile iranien la semaine dernière, le gouvernement canadien a annoncé vendredi qu’il leur verserait 25 000 $ par victime afin de les aider dans l’immédiat à faire face aux coûts associés au rapatriement des corps et à la tenue des funérailles.

Rien, outre la compassion, n’obligeait Ottawa à poser ce geste, et ce dernier ne peut remplacer les vraies compensations auxquelles les familles ont droit en vertu du droit international, et ce, depuis longtemps.

L’aviation civile est régie depuis 1933 par la Convention de Varsovie, qu’est venue bonifier la Convention de Montréal en 2003. L’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), dont le siège est à Montréal, est le dépositaire de ces textes et au Canada, leurs règles ont force de loi.

En cas d’écrasement, ces conventions prévoient des dédommagements pour les victimes ou leurs familles, des sommes qui doivent être versées par la compagnie aérienne, qu’elle soit fautive ou non. Les montants sont toutefois plafonnés. Pour un décès, le transporteur doit verser deux semaines environ après la catastrophe près de 30 000 $CA par victime afin de répondre aux besoins urgents des proches. Puis, sur présentation d’un dossier exposant les préjudices subis, la famille peut recevoir jusqu’à environ 200 000 $ CDA supplémentaires, la nouvelle limite entrée en vigueur le 28 décembre dernier, selon l’Office des transports du Canada.

Dans un cas où un tiers reconnaît sa responsabilité — l’Iran dans ce cas-ci, la compagnie aérienne cherchera généralement à se faire dédommager par ce tiers, note Frédéric Mégret, professeur de droit international à l’Université McGill. Quant aux familles, elles peuvent, si elles estiment la compensation initiale insuffisante, poursuivre la compagnie et tout autre responsable de sa perte.

Le droit aérien international est clair, explique Me Gérard Samet, qui a piloté avec succès maints dossiers d’indemnisation, dont ceux des victimes de l’écrasement du Concorde en France, en 2000, et ceux d’un vol d’Air Algérie au Mali, en 2014. En plus des dédommagements prescrits, les conventions précisent vers quels tribunaux les familles des victimes peuvent se tourner. Elles doivent choisir entre un tribunal situé dans le pays du lieu de départ, dans celui où se trouve le siège social de la compagnie aérienne ou encore dans celui de destination.

Mais ça ne peut traîner, insiste Me Samet, car il y a une prescription de deux ans pour poursuivre la compagnie et, dans ce cas-ci, l’État iranien. Qu’il y ait négociations ou non, il faut que la procédure soit lancée dès que possible afin que les familles préservent leurs droits et évitent de se retrouver sans recours advenant une impasse. Et fort de sa longue expérience, il ajoute que c’est aussi la façon de procéder la plus efficace et qui facilite le plus les négociations.

Me Samet ne se laisse pas distraire ou décourager par les considérations géopolitiques. L’Iran est membre de l’OACI, cette dernière a des règles claires et le droit en matière de responsabilité civile l’est tout autant. S’il faut agir vite, le résultat peut cependant prendre du temps. Me Samet parle de quelques années.

De ne pas avoir à démontrer la responsabilité de l’État iranien, qui a lui-même reconnu avoir abattu l’avion, « est un rêve pour un avocat », s’exclame l’avocat montréalais Harry Bloomfield. « C’est énorme », renchérit Frédéric Mégret, qui parle d’un « facteur simplificateur » pour la suite des choses. « C’est 90 % du chemin de fait. »

Mais si un jugement est rendu contre l’Iran, pourra-t-on le faire respecter ? Sur le plan juridique, rien ne l’empêche, l’immunité des États ne s’applique pas dans un cas comme celui-ci, souligne Me Samet. Marwa Dehbal, doctorante en droit à l’UQAM et dont la thèse porte sur le droit aérien international, lui fait écho. Le défi est toutefois pratique. « Comment peut-on contraindre un pays souverain à payer ? » demande-t-elle.

À son avis, cela démontre l’importance des efforts diplomatiques en cours. Jeudi, à Londres, les ministres des Affaires étrangères des cinq pays ayant perdu des ressortissants dans cette catastrophe se sont d’ailleurs réunis à l’invitation du Canada afin de s’entendre sur une série de demandes adressées à l’Iran. L’une d’elles est que Téhéran discute avec eux de l’indemnisation des familles endeuillées.

Frédéric Mégret se demande si l’Iran jugera qu’il est dans son intérêt, pour des raisons de politique interne, de trouver une solution et d’offrir des dédommagements. Après tout, la plupart des victimes sont d’origine iranienne et la colère de sa population se fait sentir depuis l’écrasement. Il demeure que ce pays ne reconnaît pas la double citoyenneté et pourrait ne voir aucune raison de discuter d’indemnisation avec les autres pays.

Mais, chose certaine, dit-il, la normalisation des relations entre Ottawa et Téhéran, rompues depuis 2012, « passera désormais par le règlement de ce dossier, en plus de tous les autres ».

Correction

Une version précédente de cet article, qui indiquait erronément que l’écrasement de l’avion d’Air Algérie au Mali a eu lieu en 2004 (plutôt qu'en 2014), a été corrigée.



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