L’organisation du groupe État islamique va-t-elle s’étendre ou disparaître?

Le très peu qu’il reste du groupe État islamique (EI ou Daesh selon l’acronyme arabe) vacille en Syrie et va assurément chuter. Reste donc à savoir ce qui pourrait rebondir après et comment.
« Évidemment c’est la fin du groupe État islamique, de Daesh, dont la capitale était à Racca, avec un territoire étendu de la Syrie à l’Irak, plus étendu que certaines monarchies riches de la région. C’est donc un changement politique sans précédent dans l’histoire contemporaine du Moyen-Orient, dit Ali Dizboni, professeur agrégé de sciences politiques au Collège militaire royal du Canada. Il faut maintenant se demander si ce groupe va se transformer, en quelque sorte comme al-Qaïda, en poches d’insurrection de terrorisme régionales ou globales. »
Mais qu’est-ce qui disparaît exactement ? De quoi le groupe EI ou Daesh est-il le nom ? Le professeur Dizboni répond en accentuant trois éléments caractéristiques.
Il parle d’abord d’une extension de la lutte millénaire entre les deux groupes musulmans fondamentaux, d’« une insurrection sunnite contre les ennemis concentrés dans l’influence chiite iranienne ». Le but de ce soulèvement était de restaurer le pouvoir sunnite de Bagdad à la Méditerranée.
Les actes terroristes commis entre 2014 et 2017 selon les données du Global Terrorism Database
Le professeur pointe ensuite vers une volonté de « résistance à l’hégémonie américaine dans la région, une influence jugée très nocive ».
Il cite finalement un élément négligé par les observateurs, mais présent comme objectif à long terme, soit cette idée de préparer la chute des monarchies du Moyen-Orient décrites comme corrompues et vassales des États-Unis.
L’avenir d’une explosion
La fin prévisible prochaine du groupe EI et de sa puissance militaire ne fait pas pour autant disparaître son projet idéologico-politico-religieux. Le professeur Dizboni reformule le problème en demandant si Daesh était « une sorte de guérilla de montagne » bientôt éradiquée ou « quelque chose comme al-Qaïda » qui n’a toujours pas disparu.
« L’évolution régionale nous montre que Daesh va exister, va résister, va persister, dit-il en entrevue téléphonique. On aura Daesh 2.0. Il y a déjà des attentats en Asie et en Afrique. On l’a vu aux Philippines et au Nigeria. Des groupes comme Boko Haram ont depuis longtemps prêté allégeance à Daesh. Le groupe est actif en Afghanistan et un peu au Yémen, où c’est surtout al-Qaïda qui s’active. »
L’Afrique musulmane pourrait devenir le nouvel épicentre de l’islamisme radical déjà en voie de mondialisation. Les signes s’accumulent au Nigeria, au Mali, au Tchad, en Libye comme en Somalie. D’autant plus que, dans ces pays, le terrorisme devient un business qui contrôle les trafics de tous genres, des armes au pétrole en passant par les otages.
« Il faut aussi se demander si des guerres interétatiques ne vont pas ressurgir, dit le professeur Dizboni. Les conflits sont possibles entre les monarchies saoudites et l’Iran. »
Des alliances demeurent aussi possibles entre les différents mouvements de la terreur. Les causes n’ont pas disparu : la pauvreté endémique, la fanatisation religieuse, les États répressifs et la faiblesse de la société civile, l’absence quasi complète de légitimité populaire de la plupart des gouvernements de la région bâtie sur la rente pétrolière et l’alliance avec les États-Unis. Ces causes demeurent et elles pourraient reproduire les mêmes effets.
« Le conflit israélo-arabe n’est qu’une dimension de ce portrait régional, dit le professeur du Collège militaire. Daesh ou non, l’opposition militaire va persister dans la région. Daesh est un symptôme. C’est un phénomène des crises profondes qui affectent ce coin du monde. On va peut-être même voir la naissance de quelque chose d’encore pire que Daesh. »
Ali Dizboni dit aussi que même dans les pays musulmans où règne un calme apparent, au Maroc ou en Algérie par exemple, il y a danger de déstabilisation. « Si ces régimes n’arrivent pas à ouvrir l’espace politique, les facteurs structurels d’instabilité et le manque de légitimité vont ressortir. »
Une guerre des trônes
Les causes et les effets s’enchaînent dans ce jeu de puissance régionale, cette réelle, trop réelle guerre des trônes. La chute de « l’État » djihadiste signale du même coup le renforcement du gouvernement syrien. Les dernières batailles dans le nord-est du pays suivent la reprise de territoires détenus depuis des années par d’autres groupes religieux ou laïques.

« L’appétit américain n’est pas là pour de bon en Syrie, dit le professeur Dizboni. Il semble — je ne veux pas être trop définitif là-dessus — que la Russie et l’Iran consolident leurs gains dans ce pays pour maintenir à Damas un gouvernement de Bachar al-Assad qui leur est favorable. La fin du conflit concrétise aussi l’échec de l’Arabie saoudite et de ses alliés régionaux pour renverser Bachar al-Assad et installer à Damas un gouvernement prosaoudien. »
Le retour des combattants pose un autre énorme défi. Certaines évaluations fixent à 200 000 les soldats étrangers attirés par le califat. Il faut y ajouter des dizaines de milliers de femmes et d’enfants. Les pays occidentaux (dont le Canada) ont fourni leur lot de djihadistes et ils doivent décider du sort à leur faire.

Comment les juger ? Comment prouver leurs crimes ? Que faire des enfants ? Et faut-il même accepter de reprendre ces citoyens ennemis ?
« Sommes-nous équipés au Canada, par exemple, en outils judiciaires et sécuritaires pour vraiment éviter le récidivisme ? poursuit le spécialiste des relations internationales et des conflits avec ses propres questions. Que va-t-on faire avec les vétérans de Daesh ? Va-t-on les considérer comme des terroristes ou des criminels de guerre ? Quel droit s’applique dans ces cas ? Peut-on révoquer les nationalités des djihadistes comme le font les États-Unis ou le Royaume-Uni ? »
Voilà donc aussi ce qui rebondit et de quelle manière dans ce cercle vicieux et infernal. Le professeur Ali Dizboni avertit finalement que si l’Occident intervient encore plus dans les conflits à l’avenir, les groupes extrémistes risquent fort de réagir avec encore plus d’attaques terroristes dans les pays occidentaux.
« Ces nouvelles attaques vont déclencher de la xénophobie dans certains pays où elle est déjà forte, conclut-il. On voit la conséquence des enchaînements. Nous vivons dans un village global et ce qui se passe dans un coin du monde a tout de suite des répercussions dans un autre coin. »
L’ultime frontière
La coïncidence ne manque pas d’ironie. Le califat qui s’apprête à disparaître niait l’héritage frontalier hérité du colonialisme occidental et c’est pourtant le long de la frontière avec l’Irak, dans les ultimes bastions des villages syriens de Berghouz et de Hajin, que le groupe État islamique va tomber sous les attaques des forces de la coalition internationale.Les djihadistes retranchés dans la grosse bourgade agricole n’ont nulle part où aller et ils devraient lutter encore quelque temps avec l’énergie du désespoir. Ils utilisent des milliers de civils comme boucliers humains. La tactique adverse permet de grignoter le périmètre de défense quelques mètres à la fois, un travail pénible et dangereux.
L’ultime bataille met fin à de terribles années d’un des pouvoirs les plus répressifs du monde. L’organisation État islamique (EI) est née en 2014 après des années de mutations qui ont permis d’intégrer une partie de la mouvance du groupe al-Qaïda. Le groupe EI se présente comme un État salafiste djihadiste sans frontières et de droit divin. Sa progression rapide a pris appui sur l’affaiblissement du régime alaouite de la famille Assad en Syrie et la décomposition de l’État irakien chiite, conséquence de l’invasion de l’Irak en 2003.
Sa stratégie poursuivait une politique de guerre totale et d’action de terreur sur le plan local et mondial. Le groupe EI a implanté un califat autour d’une oumma restreinte et fanatisée, un regroupement des musulmans de stricte obédience sectaire et intolérante, une communauté restreinte et doctrinaire n’acceptant qu’une lecture intégriste du Coran. Tout comportement non conforme était violemment réprimé.