La «poussière est retombée»

Depuis presque une semaine, les relations entre Riyad et Ottawa sont tendues. Toutefois, les relations entre les deux pays étaient déjà difficiles avant le tweet de la ministre des Affaires étrangères.
Photo: Bandar Al-Jaloud / Saudi Royal Palace / Agence France-Presse // Geoffroy Van Der Hasselt Agence France-Presse Depuis presque une semaine, les relations entre Riyad et Ottawa sont tendues. Toutefois, les relations entre les deux pays étaient déjà difficiles avant le tweet de la ministre des Affaires étrangères.

Les relations se sont envenimées entre le Canada et l’Arabie saoudite la dernière semaine. Un tweet de la ministre des Affaires étrangères Chrystia Freeland, qui demande la libération de Raïf Badawi et de sa soeur Samar Badawi, a provoqué les foudres de Riyad. Qu’en est-il depuis et à quoi peut-on s’attendre ? Voici une mise au point avec Thomas Juneau, professeur adjoint à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’Université d’Ottawa. 

Quel est l’état des relations entre le Canada et l’Arabie saoudite en ce moment ?

« La poussière est à peu près retombée. Il n’y a pas de nouvelles mesures qui ont été annoncées par l’Arabie saoudite. On comprend que les deux parties sont bien enracinées dans leurs positions respectives. Le Canada n’a pas dit beaucoup de choses mis à part le fait qu’il allait continuer à défendre les droits de la personne, et indirectement qu’il n’allait pas s’excuser. L’Arabie saoudite, de son côté, a clairement indiqué qu’elle était sérieuse et qu’elle n’avait pas l’intention de reculer, du moins pas à court terme. Pour le moment, il n’y a pas de raison de croire que les choses vont changer significativement.

Il ne faut pas oublier que les relations diplomatiques entre l’Arabie saoudite et le Canada n’ont pas été coupées, il y a encore des ambassades dans les deux villes, même s’il n’y a pas d’ambassadeurs. On sait aussi que mardi dernier, les ministres des Affaires étrangères des deux pays ont eu une longue conversation téléphonique. »

Jusqu’à présent, les autres pays n’ont pas publiquement soutenu le Canada. Est-ce que cela risque de changer ?

« Plusieurs personnes au Canada se sont lamentées de ça et en ont conclu que le Canada est seul au monde, mais moi, je m’en fais moins avec ça. Les pays européens sont beaucoup plus proches de nous que de l’Arabie saoudite, il n’y a aucun doute là-dessus. Ils ont juste choisi une façon parfaitement rationnelle de concentrer leurs efforts en coulisse au lieu de le faire publiquement, ce qui est légitime, et c’est probablement la bonne approche. Je crois qu’au sein du gouvernement canadien, on comprend ça. Quand il y a eu des différends entre la Suède ou l’Allemagne et l’Arabie saoudite, par exemple, le Canada n’est pas sorti en déchirant sa chemise pour défendre ces pays. Ce n’était pas dans l’intérêt du Canada de le faire, donc le calcul est semblable aujourd’hui pour les pays européens. Les États-Unis aussi font du travail en coulisse pour essayer de calmer un peu les ardeurs saoudiennes, et ce, malgré la déclaration du département d’État [américain] au début de la semaine voulant qu’il n’ait pas l’intention de s’en mêler. »

Le Canada aurait-il dû s’allier avec d’autres pays avant de critiquer publiquement l’Arabie saoudite sur Twitter ?

« Je ne suis pas prêt à jeter la pierre au gouvernement canadien pour les deux tweets. Le langage était un tout petit peu différent de ce qu’il a souvent été. Les gens ont beaucoup porté attention au mot “immédiatement”, mais fondamentalement, le langage dans ces tweets n’était pas très différent de ce que le Canada et d’autres pays disent sur une base régulière à propos de l’Arabie saoudite. Les tweets ont plutôt été la goutte qui a fait déborder le vase, si on veut, mais il y avait d’autres facteurs derrière ça. Je ne pense pas qu’il soit très utile de blâmer le gouvernement là-dessus. Des pays se mettent parfois ensemble pour en critiquer un autre, mais ce n’est pas toujours le cas. C’est peut-être plus efficace de le faire comme ça, mais très souvent, les pays font ça tout seuls, surtout le Canada et les États-Unis. C’est sûr qu’en Europe, les pays le font parfois par l’entremise de l’Union européenne, car ils en sont membres. »

Le langage dans ces tweets n’était pas très différent de ce que le Canada et d’autres pays disent sur une base régulière à propos de l’Arabie saoudite. Les tweets ont plutôt été la goutte qui a fait déborder le vase.

Les relations entre le Canada et l’Arabie saoudite étaient donc déjà tendues ?

« Oui. Premièrement, les politiques étrangères saoudiennes sont beaucoup plus agressives depuis trois ans. Deuxièmement, le président Trump y est aussi pour quelque chose. Quand vous avez un président américain qui dit ouvertement à l’Arabie saoudite qu’il n’est pas préoccupé par les droits de la personne, ça donne une forme de licence à Riyad. Il ne faut pas tout imputer à Trump, mais il y a un encouragement indirect ici. Troisièmement, il y a aussi une accumulation de frustrations entre le Canada et l’Arabie saoudite depuis deux, trois ans. Il ne faut pas oublier que du point de vue de l’Arabie saoudite, Raïf Badawi n’est pas citoyen canadien, donc elle estime que c’est une affaire purement interne qui ne concerne pas le Canada. »

Pourquoi les sanctions de l’Arabie saoudite envers le Canada ne touchent-elles pas le pétrole ?

« Les exportations de pétrole saoudien au Canada ne vont pas cesser, comme l’a déclaré jeudi Riyad. En plus, ces exportations sont marginales [seulement 10 % du pétrole au Canada provient de l’Arabie saoudite]. On peut dire que l’Arabie saoudite a fait un calcul rationnel ici, et il faut comprendre que ce qui importe, ce n’est pas la quantité de pétrole exporté au Canada, mais bien le message que cela envoie aux autres pays et au marché pétrolier. L’Arabie saoudite veut demeurer un acteur fiable en matière d’exportations de pétrole. Les représailles de Riyad envers le Canada en ce moment envoient un message d’instabilité, et cela, à un coût pour l’image de marque de l’Arabie saoudite, si on veut. »

Les raids meurtriers de l’Arabie saoudite au Yémen pourraient-ils inciter d’autres pays à soutenir le Canada publiquement ?

« Je ne pense pas. Il y a eu un peu d’attention médiatique sur les récents événements au Yémen, c’est-à-dire le bombardement d’un autobus qui a fait une trentaine de morts [selon les chiffres rapportés par l’AFP], dont des enfants. Les critiques de la communauté internationale ont été limitées, mais il y a une légère tendance à l’augmentation de ces critiques-là dans la dernière année. Le gouvernement Trump continue à appuyer de façon chaleureuse l’Arabie saoudite en général, mais on voit au Congrès qu’il y a une conscience claire de la contre-productivité et de l’immoralité de cette guerre-là. En Europe, c’est la même chose, mais à un degré supérieur. L’opposition augmente, mais les pays européens ne sont quand même pas prêts à prendre des mesures fermes, donc je ne pense pas que ça va arriver.



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