Survivre aux prisons de Bachar al-Assad

Amnesty International a accusé mardi le régime syrien d’avoir pendu quelque 13 000 personnes en cinq ans, entre 2011 et 2015, dans une prison gouvernementale près de Damas.
Photo: Youssef Karwashan Agence France-Presse Amnesty International a accusé mardi le régime syrien d’avoir pendu quelque 13 000 personnes en cinq ans, entre 2011 et 2015, dans une prison gouvernementale près de Damas.

Un rapport d’Amnesty International évalue que jusqu’à 13 000 Syriens ont été pendus en quatre ans dans la prison politique de Saydnaya, près de Damas, décrite comme un « abattoir humain ». Torture à répétition, viols, exécutions sommaires : ce rapport documente les exactions du régime syrien. Le Devoir a rencontré un ex-prisonnier syrien, réfugié depuis peu au Canada.

Chaque nuit, Firas (nom fictif) se réveille le coeur battant la chamade, convaincu d’être pris au piège dans son cachot. Mais quand il aperçoit de sa fenêtre l’enseigne du Petro-Canada qui luit dans la nuit, il respire. « Je suis soulagé. Je sais que je ne suis pas en Syrie. » Pour tromper ses sens en perpétuelle alerte, il s’endort avec les bruits de fond générés par son ordinateur. Le silence, trop semblable à l’enfer des cellules où il a croupi, le tétanise.

Réfugié au Canada depuis trois ans, Firas porte encore aujourd’hui les marques de la torture sur son corps et au plus profond de son âme. La diffusion lundi d’un rapport d’Amnesty International qui multiplie les preuves d’exactions commises à la prison de Saydnaya lui donne un soupçon d’espoir. « Enfin, les gens et les gouvernements vont savoir ce qui se passe là-bas. Mais ils doivent savoir que ça se passe dans des tonnes d’autres prisons aussi. »

Firas n’a pas vécu l’enfer de Saydnaya, prison destinée aux prisonniers politiques, étudiants, avocats et docteurs. Un abattoir où les hommes sont traités comme des bêtes. Mais durant ses transferts d’une prison à l’autre, il a croisé des « survivants » de cette antichambre de la mort, sauvés parce que leur famille avait grassement payé leurs geôliers. « On les reconnaissait dans les camions où nous étions enchaînés parce que leur peau était si blanche et si sèche qu’ils avaient l’air de fantômes. On paniquait, on était certains d’être envoyés là-bas », dit-il.

La vie de Firas a basculé dans ce monde surréel en quelques minutes. Il passait la frontière du Liban avec sa famille, pour joindre le Canada, quand des hommes l’ont arrêté. Ce qui devait être une formalité pour ce travailleur humanitaire s’est transformé en une interminable chute dans le vide, un cauchemar qui devait durer huit mois. Les photos de jouets achetés pour les enfants syriens déplacés, trouvées sur son cellulaire, ont fait peser sur lui les pires soupçons. Devant sa famille, il est emporté sans autre forme de procès dans une prison militaire, enfermé seul dans une cellule. Comme à Saydnaya, il est isolé, mis à nu, les yeux bandés, forcé au silence. On l’humilie, lui tend des bouteilles d’eau transpercées à dessein, qui l’obligent à téter pour en tirer quelques gouttes. Depuis son cachot, il entend les cris de femmes qui hurlent, d’enfants qui pleurent.

Crimes de guerre

 

Puis comme le rapporte le rapport d’Amnesty, il goûte aux méthodes indicibles des geôliers syriens. Pendant 14 jours, on le bat avec des tuyaux de métal. Il est soumis au supplice du pneu, une torture abjecte destinée à faire avouer l’inavouable. À faire avouer n’importe quoi, à n’importe qui. Les jambes et les bras du prisonnier, plaqué ventre à terre, sont repliés et maintenus par un pneu vers l’arrière pour battre les pieds dressés vers le ciel. De l’eau bouillante est versée sur ses blessures. « Mon esprit divaguait, j’étais ailleurs, en état de choc. J’ai même avoué qu’il y avait un tank sur le toit de ma maison ! Ils se sont tous mis à rire », raconte Firas.

Après avoir perdu connaissance, il est amené à l’hôpital militaire, où on lui fait passer un scanner. L’officier médecin le rend aux gardiens en disant : « Battez-le partout, mais pas sur la tête. »

Puis, l’enfer recommence. Les décharges électriques dans la nuque. Les tuyaux chauffés à blanc qui font crépiter la peau de son bras. Les coups assenés dans ses testicules. « Tu n’auras jamais d’enfants qui pourront s’opposer au régime », lui hurle-t-on dans les oreilles.

La seule chance de Firas : venir d’une famille riche. Forcé à signer une déclaration disant n’avoir jamais été victime de torture, il est transféré dans un hôpital militaire, puis une prison civile. Il saura plus tard que ce sont les 60 000 $ versés par son père qui ont forcé ses gardiens à « l’épargner ». « Ceux qui ne payaient pas étaient battus sans relâche. »

En prison, les fantômes de la prison de Saydnaya hantaient l’imagination de tous les détenus. « Certains se cognaient la tête contre les murs pour mourir plutôt que de se retrouver là », affirme Firas. Car là-bas, la dernière parcelle d’humanité s’est éteinte, pour laisser place à l’abjection totale. Il peine à décrire des récits d’horreur. Des hommes aux mamelons coupés par les électrodes, aux ongles arrachés à la pince.

Firas, qui disposait encore d’un visa valide pour le Canada, a fui la Syrie dès sa libération.

Trois ans plus tard, incapable de se concentrer, il a abandonné — pour l’instant — ses projets d’études supérieures, mais s’est trouvé un emploi à Montréal. Il espère que les rapports sur ces exactions permettront un jour de faire condamner les dirigeants syriens pour crimes de guerre.

Muzna Dureid, cofondatrice de l’organisme syrien de défense des droits de femmes Urnammu, craint que ce énième rapport ne reste sans réponse. Le régime syrien a été maintes fois dénoncé, notamment lors de l’opération César, qui a permis à Human Rights Watch de dresser un portrait de la situation dans les prisons grâce aux photographies prises par un ex-officier syrien, photographe à la morgue. « L’ONU et l’Union européenne ont fait des déclarations, mais le gouvernement reste encore impuni », déplore Muzna, réfugiée elle aussi au Canada depuis quelques mois. Elle a fui ce régime où sa vie est désormais en danger.


Dans les cachots de Saydnaya

Les détenus :

10 000 à 20 000

Dissidents politiques, défenseurs des droits de la personne, journalistes, docteurs, travailleurs humanitaires, étudiants et professeurs

Officiers et soldats de l’armée syrienne écroués depuis 2011

Exactions :

Pendaisons « de masse » de 20 à 50 personnes chaque semaine à la prison rouge.

5000 à 13 000 personnes exécutées entre septembre 2011 et décembre 2015

Condamnations à mort et exécution sommaires

Corps jetés dans des fosses communes près de Damas

Torture :

Passages à tabac systématiques

Viols organisés et viols forcés entre détenus

Privation d’eau, de nourriture et de soins médicaux

Conditions de vie :

50 personnes par cellules

Infections sévères de la peau, galle, diarrhées sévères et maladies chroniques non traitées

17 723 personnes tuées en détention en Syrie de mars 2011 à décembre 2015

Témoignage d’Omar :

« Les gardes nous demandaient de nous dévêtir et d’aller à la salle de bain, un par un. Un plus petit ou un jeune était forcé à se coucher par terre et un autre était forcé à le violer. La douleur psychologique était pire que la douleur physique. »

Source Rapport d’Amnesty International sur la prison militaire de Saydnaya


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