En Pologne, mobilisation massive contre la politique illibérale du PiS

Les manifestants sont venus des quatre coins de la Pologne pour défiler dans les rues de Varsovie, dimanche, comme avait appelé à le faire Donad Tusk, le leader du principal parti d’opposition.
Photo: Wojtek Radwanski Agence France-Presse Les manifestants sont venus des quatre coins de la Pologne pour défiler dans les rues de Varsovie, dimanche, comme avait appelé à le faire Donad Tusk, le leader du principal parti d’opposition.

Vu du ciel, cela ressemblait à un véritable raz-de-marée bleu et rouge, tissé de drapeaux polonais et de l’Union européenne. Un rassemblement massif, historique même : jamais la Pologne n’avait connu pareille mobilisation depuis la fin du communisme, en 1989. Dimanche, près d’un demi-million de personnes, selon les estimations de la mairie, sont descendues dans les rues de Varsovie pour dénoncer la politique illibérale du parti Droit et justice (PiS) au pouvoir, qui ne cesse de miner les contre-pouvoirs démocratiques.

Le 4 juin, date du rassemblement — dont l’affluence a dépassé les espérances de ses organisateurs —, coïncidait avec l’anniversaire des premières élections semi-libres en 1989, qui ont précipité la fin du communisme en Europe sous l’impulsion du syndicat Solidarność. Pas le moindre des symboles, à l’approche d’élections législatives attendues à l’automne, qui s’annoncent aussi serrées que cruciales pour l’avenir de la démocratie polonaise. Car il s’agirait, de l’avis des défenseurs de l’État de droit, du scrutin le plus décisif depuis la fin de la dictature communiste en Pologne, il y a plus de trente ans. « Être ici, aujourd’hui, c’est une obligation si l’on veut maintenir notre démocratie. Ça n’a rien à voir avec la politique, c’est une question de liberté, d’État de droit », dit Kuba Szadag, 61 ans, habitué des manifestations pro-démocratie. Drapeau polonais à la main, le voilà entouré d’une marée humaine rassemblée sur la place Na Rozdrożu, dans le centre de Varsovie, sous un soleil tapant. Klaxons, drapeaux agités et slogans, scandés ou inscrits sur d’innombrables pancartes, rythmaient le défilé : « On en a assez ! », « Le PiS, laissez-nous en paix », « Pologne libre », « La démocratie, c’était mieux », « Si je voulais habiter en Biélorussie, je déménagerais ».

En huit ans de national-populisme, la démocratie polonaise a été particulièrement mise à mal. Depuis son accession au pouvoir en 2015, le PiS s’est attelé au démantèlement de l’indépendance de la justice, jusqu’à violer l’ordre constitutionnel. La liberté de presse n’a pas été épargnée, l’exécutif ayant fait main basse sur l’audiovisuel public. Des atteintes à l’État de droit qui valent à Varsovie, en conflit ouvert avec Bruxelles, d’être privée du versement de fonds européens. Et c’est sans évoquer le durcissement important du droit à l’avortement et la rhétorique à charge anti-LGBT qui ont émaillé les deux mandats successifs du gouvernement national-conservateur. Une « descente autocratique » par ailleurs considérée comme l’une des plus rapides au monde, selon l’ONG Freedom House.

« Nous avons brisé une certaine barrière d’indifférence, de scepticisme », se félicite un Donald Tusk combatif, chemise blanche retroussée, à l’issue de la manifestation conclue sur la place du château, dans la vieille ville de Varsovie. « Nous vaincrons ce mal [lors du prochain scrutin] », clame le chef de la libérale Plateforme civique, principal parti d’opposition en Pologne. La « marche » avait été soigneusement organisée quelques semaines auparavant, à son initiative, et afin de protester contre « la vie chère, le vol et le mensonge, en faveur de la démocratie, des élections libres ». Or, signe d’une contestation allant bien au-delà de sa simple personne — clivante jusque dans les milieux d’opposition —, tous les partis d’opposition démocrate s’y sont rendus.

Parmi les quelque 500 000 manifestants ayant défilé dimanche, voici Ewa et Maria, retraitées originaires de Toruń, dans le nord de la Pologne. Toutes deux ont fait le déplacement de trois heures jusqu’à Varsovie, « pour montrer qu’on est là, qu’on résiste » : « En 1989, tout a changé. Or, avec le PiS, c’est de pis en pis. On se souvient très bien du communisme, et on ne veut pas perdre les acquis que nous avons obtenus depuis. » Autour d’elles, le cortège, monstre, défile. « C’est impressionnant, ça donne de l’espoir. Mais l’enjeu, surtout, est de convaincre les indécis de voter pour l’opposition, car les pro-PiS, on ne peut pas les convaincre », estime Maria. « Ça dépendra beaucoup de la jeunesse, si elle se rend jusqu’aux urnes », renchérit Ewa en agitant un drapeau européen miniature.

La mobilisation record a surtout été galvanisée par l’entrée en vigueur, mardi 30 mai, d’une législation contestée scellant la mise en place d’une « commission sur l’influence russe ». « Cela a été une motivation énorme pour bien des gens, qui hésitaient encore à venir, même si mon choix était fait bien avant », explique encore Ewa. Le texte de loi, accusé de violer l’ordre constitutionnel, serait une parodie de justice. Car, sous couvert de lutter contre les ingérences de Moscou, il s’agit, selon nombre de juristes, de disposer d’un instrument visant à museler l’opposition. Ses détracteurs, qui l’ont baptisée « loi Tusk », y voient une manière de disqualifier l’ennemi juré du PiS, l’ancien premier ministre polonais, Donald Tusk, que la propagande dépeint en agent du Kremlin. In fine, dans la version originelle de la loi, un individu accusé par cette commission pourra se voir interdire d’occuper des postes publics liés à l’accès aux finances publiques et aux informations classifiées pendant dix ans.

Mais face aux vives critiques de Washington et de Bruxelles, le président polonais a fait volte-face, vendredi 26 mai. Après l’avoir lui-même promulgué, il a dit vouloir modifier la loi en retirant les dispositions punitives. Sans convaincre pour autant les juristes, qualifiant ces changements de cosmétiques. « La loi est évidemment un outil politique pour écarter le chef de file de l’opposition du jeu. Les modifications ne changeraient pas grand-chose à cet objectif autoritaire », observe Edit Zgut-Przybylska, politologue à l’Académie polonaise des sciences.

Le rassemblement de dimanche, telle une démonstration de force, donne en tout cas une impulsion à l’opposition, désunie. « Le PiS, sans le vouloir, est parvenu à mobiliser l’électorat de l’opposition, en donnant aussi un argument très fort pour manifester », analyse Anna Pacześniak, politologue à l’Université de Wrocław, interrogée par Le Devoir. Or, se scindant en trois principaux blocs — les libéraux centristes de la Plateforme civique, la gauche et l’alliance de la « troisième voie » chrétienne-démocrate et agrarienne —, le camp anti-PiS reste vulnérable. Les nationaux-conservateurs au pouvoir, qui oscillent autour de 35 % dans les intentions de vote, n’ont pas non plus la garantie d’obtenir une majorité. La clé du scrutin découlera en partie du score de Konfederacja, un parti ultra-conservateur ralliant extrême droite et libertariens, qui déborde le PiS sur sa droite.

Un peu plus loin dans la foule, Mirka Gostkiewicz, 62 ans, une Varsovienne aux cheveux pourpres, déambule dans le cortège en brandissant son instrument de protestation, pour le moins original : un rouleau de papier de toilette sur lequel s’étalent, inscrites au feutre, une kyrielle de récriminations adressées au PiS. « Tribunaux », « LGBT », « médias mis au pas »… La sexagénaire aussi a « l’impression d’un retour au communisme ». « Les gains démocratiques obtenus en 1989, à force de lutter, sont en train de disparaître. D’autant que les prochaines élections risquent de ne pas être équitables. » Kuba Szadag, qui a pris part à la révolution Solidarność en Pologne, dans les années 1980, avertit sans ambages : « Si on perd, il n’y aura peut-être pas de retour en arrière, on pourra dire au revoir à la démocratie. Et peut-être que, dans dix ans, on deviendra une nouvelle Biélorussie. »

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