La Suisse, reine des abris antiatomiques
En Suisse, des abris antiatomiques se cachent sous nombre de bâtiments publics et de résidences privées, assez pour accueillir toute la population du pays en cas de conflit armé. La guerre en Ukraine a ravivé l’intérêt pour ce système unique, autant sur le plan national que sur le plan international.
« D’un côté, ça génère des jalousies ; d’un autre côté, de l’incrédulité, parce qu’on nous prend un peu pour des cinglés avec ça », lance en rigolant Louis-Henri Delarageaz, dans son bureau du Centre cantonal d’instruction, à Gollion.
C’est avec humour que le commandant de la Protection civile vaudoise met la table pour une visite d’une demi-journée dans cette commune rurale francophone près de Lausanne. Sur place, on trouve des exemples de plusieurs types d’ouvrages de protection, qui ont été bâtis lentement, mais sûrement, depuis la Seconde Guerre mondiale.
La Suisse a beau être toute petite et officiellement neutre, c’est probablement l’un des pays dont la population est la mieux préparée à une éventuelle guerre. Le service militaire y est entre autres obligatoire pour les jeunes hommes. Depuis 1963, une loi fédérale exige aussi que chaque habitant — une population de neuf millions aujourd’hui — dispose d’une place protégée à proximité de son domicile. Toutes les nouvelles constructions résidentielles privées doivent s’y soumettre, en fonction du nombre de pièces habitables, à moins d’obtenir une exemption et de payer une taxe de 800 francs suisses par place afin de subventionner les structures collectives. De plus grands abris sont aménagés sous les bâtiments publics, comme les écoles.
Expressif, franc et drôle, M. Delarageaz a revêtu son uniforme gris et orange de la Protection civile pour faire découvrir au Devoir l’abri public situé sous l’immeuble administratif de son employeur. Il tire sur une première porte blindée toute blanche, qui peut être verrouillée de l’intérieur, pour pénétrer dans le sas de décontamination. « Une personne qui entrerait dans l’abri resterait 12 minutes ici, dans le but d’éliminer les poussières radioactives. C’est du rinçage à l’air, avec une surpression », explique le commandant helvète aux cheveux rasés d’assez près.
M. Delarageaz passe ensuite une deuxième porte et se retrouve dans les locaux en béton armé prévus pour accueillir une centaine de personnes, à raison d’un mètre carré par individu.
En balayant l’espace des yeux, on peut rapidement reconnaître les infrastructures obligatoires à tout bon ouvrage de protection, en premier lieu le système de ventilation. « L’air entre de l’extérieur et, en cas de conflit armé, on branche un filtre. C’est le même que celui sur des masques à gaz », dit-il en tapotant une machine branchée à l’austère mur gris.
Une ouverture de quelques pieds est tracée au milieu du mur, recouverte d’une porte sécurisée. En l’ouvrant, on tombe sur un tunnel de plusieurs mètres au bout duquel percent les rayons du soleil. C’est la sortie de secours.
Pas luxueux
Trois étages de lits ayant de minces matelas sont empilés au coeur de la pièce. Des cabines équipées de seaux et de sacs-poubelle font office de toilettes. « C’est de l’aide à la survie, ce n’est pas un hôtel », avertit le guide avec un sourire en coin. « On n’envisage pas une occupation de plus d’une quinzaine de jours, selon la quantité d’eau potable et de vivres que les gens prendront avec eux. »

L’un des plus grands abris publics du canton est le stationnement du Centre de congrès de Beaulieu, à Lausanne ; il peut accueillir plus de 3400 personnes. Or, l’automobiliste peu averti ne se doute pas de la vocation des lieux, qui ressemble à première vue à un stationnement standard. Mais certains signes ne mentent pas : les portes blindées rouges, les prises électriques dans les murs, les entrées du système de ventilation, le logo de la Protection civile. « Des volets blindés permettent d’arrêter l’entrée des voitures. Là-dessous, on a une cuisine, une salle pleine de filtres à air, des lits démontés », explique le spécialiste.
Les abris privés, eux, sont encore plus sommaires, mais ils ont l’avantage de ne regrouper potentiellement qu’un petit nombre de voisins. La plupart d’entre eux ont été transformés en salle de stockage par leurs propriétaires. « Les gens y mettent leurs bouteilles de vin, leurs vélos, leurs skis, leurs vieux cartons », raconte M. Delarageaz.
Digne d’un film d’épouvante
En plus des abris destinés au grand public, le territoire suisse est quadrillé par des postes de commandement destinés à coordonner les services d’urgence, des entrepôts pour préserver les biens culturels et des hôpitaux de fortune de dizaines de pièces, tous logés dans des bunkers. Ces derniers sont plus sophistiqués, puisqu’on y conserve assez d’eau et de carburant à génératrice pour tenir 15 jours. On y trouve aussi du matériel médical et sanitaire d’un autre âge, mais toujours fonctionnel.
« On en a ressorti une partie pendant la pandémie, en particulier du textile pour faire des surblouses pour le personnel hospitalier et ambulancier, puisqu’on n’arrivait plus à s’approvisionner par les canaux habituels », se rappelle M. Delarageaz, déambulant dans un établissement sanitaire souterrain glauque où il serait pertinent de « tourner des films de zombies ».

Le but de tous ces aménagements est de protéger ses occupants des effets d’une bombe atomique qui tomberait sur la Suisse ou à proximité. « On peut faire sonner les sirènes pour avertir les gens d’une attaque. Au bout d’un moment, on lève l’alerte et tout le monde ressort. C’est à ça que ça sert », explique le commandant. Ils n’ont pour l’instant servi qu’à des fins de formation, heureusement.
Le retour du risque nucléaire
La guerre en Ukraine, à environ 2000 kilomètres de là, a ravivé les craintes de la population helvétique. Dans les mois qui ont suivi le déclenchement du conflit, la Protection civile vaudoise a été inondée d’appels de citoyens anxieux de savoir où était leur place dans un abri. « Poutine a agité ses ogives nucléaires. En plus, ce type est imprévisible, donc, forcément, le citoyen lambda a eu peur », constate le commandant, ajoutant que « la menace est quand même bien réelle ».
M. Delarageaz sait aussi que des ressortissants de pays voisins, comme la France, se sont informés et équipés en Suisse pour construire leur propre abri privé.
Ce dernier rappelle que son pays de montagnes, de fromage et de chocolat, étant donné sa grosseur et sa position, est à portée d’une attaque aérienne et peut être rapidement rayé de la carte. « Est-ce utile ? On le saura le jour où on en aura besoin. Ce qui est sûr, c’est que c’est mieux que ceux qui n’en ont pas », dit M. Delarageaz.
On espère ne jamais obtenir de réponse à cette question.
Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.