Devant la colère populaire, la Géorgie retire son projet de loi liberticide

Mercredi, pour un deuxième soir d’affilée, des dizaines de milliers de manifestants se sont rassemblés dans le centre de Tbilissi pour exiger le retrait du projet de loi controversé.
Photo: Zurab Tsertsvadze Associated Press Mercredi, pour un deuxième soir d’affilée, des dizaines de milliers de manifestants se sont rassemblés dans le centre de Tbilissi pour exiger le retrait du projet de loi controversé.

Sitôt adopté, déjà mis au rancart. Sous la pression de la rue, le gouvernement de la Géorgie a décidé de faire machine arrière jeudi en retirant « de façon inconditionnelle » son projet de loi controversé sur les « agents de l’étranger », deux jours à peine après l’adoption de celui-ci en première lecture par le Parlement.

La mesure législative, calquée sur une loi russe qui depuis 2017 a contribué à faire taire l’opposition et à bâillonner les médias critiques en Russie, était qualifiée de liberticide par des milliers de Géorgiens descendus dans les rues depuis mardi pour exprimer leurs craintes.

Malgré la décision du gouvernement d’Irakli Garibachvili, l’opposition a lancé un nouvel appel à la mobilisation jeudi contre les dérives autoritaires du régime en place, dont plusieurs Géorgiens rêvent désormais de se débarrasser. Plusieurs partis opposés au régime estiment que le mouvement ne s’éteindra pas tant « qu’il n’y aura pas de garantie que la Géorgie est résolument engagée sur une voie pro-occidentale ».

« Nous sommes Européens, la place de la Géorgie est dans l’Union européenne (UE). Ce gouvernement, qui nous ramène dans l’orbite de la Russie, doit démissionner », a déclaré Miranda Djanachia, Géorgienne de 51 ans, citée par l’Agence France-Presse.

La loi décriée est venue heurter l’esprit des Géorgiens, désormais davantage tournés vers l’Ouest et aspirant à intégrer autant l’UE que l’OTAN, plutôt que de continuer à subir l’influence du Kremlin. Elle cherchait à contraindre les organisations non gouvernementales (ONG), les groupes de citoyens et les médias recevant plus de 20 % de leurs revenus d’un autre pays à se déclarer comme « agents de l’étranger », sous peine de contraventions. Elle était portée par une faction de députés prorusses décriant l’influence des États-Unis et de l’Occident dans les politiques du pays et a été dénoncée comme une arme répressive cherchant à faire taire les voix critiques qui s’attaquentà la corruption et aux oligarques dictant les politiques du gouvernement.

Une faiblesse révélée

Pour le chercheur de l’Institut universitaire européen Scott Radnitz, spécialiste de l’Europe de l’Est et des ex-républiques soviétiques, la décision du gouvernement est « un signe positif qui démontre qu’il n’est pas assez fort pour imposer sa perspective à une société civile » de plus en plus en décalage avec lui. « Le parti Rêve géorgien [au pouvoir] a des tendances autoritaires, dit-il en entrevue au Devoir, mais aussi un penchant prorusse qui tranche avec la population, qui est majoritairement pro-européenne. »

Depuis sa « Révolution des roses » de 2003, la Géorgie aspire à se rapprocher davantage de l’Union européenne et de l’OTAN, à l’image d’autres ex-républiques soviétiques, comme l’Ukraine. En novembre dernier, un sondage mené par l’International Republican Institute, un organisme faisant la promotion de la démocratie à travers le monde, a révélé que 85 % des Géorgiens étaient en faveur de l’entrée du pays dans l’alliance des nations européennes. Le même coup de sonde indique que 78 % des Géorgiens s’opposent à la libre circulation des citoyens russes sans visa sur leur territoire.

En mars 2022, dans la foulée du déclenchement de la guerre d’invasion de la Russie contre l’Ukraine, Tbilissi a déposé sa demande d’adhésion officielle à l’UE, comme rempart contre la menace d’une agression russe, qui pèse également sur le pays du Caucase. En 2008, le Kremlin est parti en guerre contre la Géorgie, réussissant à s’approprier une partie de son territoire : les provinces séparatistes d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie.

En juin, l’UE a accordé un statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie, mais a demandé au gouvernement d’Irakli Garibachvili d’amorcer plusieurs réformes avant d’obtenir ce statut. L’adoption de la loi sur les « agents de l’étranger » est venue compromettre l’avancée de la Géorgie sur ce long chemin, le chef de la diplomatie de l’UE, Josep Borrell, parlant d’un texte « incompatible » avec les valeurs de l’organisation internationale.

Deux camps politiques

Le pouvoir géorgien, toujours soumis à l’influence de la Russie voisine, entretient une position sur la guerre en Ukraine qui entre « en contradiction frappante avec celle des autres États postsoviétiques », dit Scott Radnitz, « sans doute pour des questions de géopolitique pratique ». Une posture qui place Tbilissi dans un équilibre de plus en plus précaire entre Moscou et Bruxelles, alors que la population réclame que le pays soit placé devant un destin plus occidental que russe.

« La scène politique en Géorgie est divisée en deux et l’adoption de cette loi relevait surtout d’une lutte de pouvoir », explique Magdalena Dembińska, spécialiste de la Géorgie au Département de science politique de l’Université de Montréal. « Il est possible désormais que cette crise permette à une troisième force politique d’émerger pour rompre avec la polarisation actuelle. »

85 %
C’est le pourcentage de Géorgiens qui disent appuyer l’entrée du pays dans l’alliance des pays européens.

Après une répression sévère des manifestations, le régime géorgien a justifié le retrait de son projet de loi en se qualifiant de « gouvernement responsable envers chaque membre de la société ». Dans son communiqué, le parti Rêve géorgien a reconnu que son projet de loi avait été « présenté sous un mauvais jour, de façon trompeuse », et a ajouté qu’il allait lancer des consultations publiques pour « mieux expliquer » l’objectif du texte.

Le parti ne renonce d’ailleurs pas complètement à l’idée de le porter à nouveau devant le Parlement.

Par ailleurs, dans un autre geste d’apaisement, le ministère de l’Intérieur géorgien a annoncé jeudi soir la libération de l’ensemble des manifestants arrêtés mardi et mercredi lors des manifestations massives qui se sont tenues devant le siège du pouvoir législatif.

Pour Thomas de Waal, spécialiste du Caucase au centre de recherche Carnegie Europe, la façon dont la Géorgie sortira de la crise actuelle pourrait être déterminante pour son avenir. « C’est un moment important pour la Géorgie, qui est encore une démocratie, mais une démocratie en difficulté », a-t-il déclaré, cité par l’AFP.

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