Les Géorgiens ne veulent pas d’un destin à la russe

Un manifestant portant un vieux masque à gaz se tient au sommet d'une barrière qui a été renversée lors d'une manifestation devant le parlement géorgien, à Tbilissi, mardi. La police géorgienne a utilisé des gaz lacrymogènes ainsi que des canons à eau contre les manifestants qui se comptaient par milliers dans les rues de la capitale.
Photo: Zurab Tsertsvadze Agence France-Presse Un manifestant portant un vieux masque à gaz se tient au sommet d'une barrière qui a été renversée lors d'une manifestation devant le parlement géorgien, à Tbilissi, mardi. La police géorgienne a utilisé des gaz lacrymogènes ainsi que des canons à eau contre les manifestants qui se comptaient par milliers dans les rues de la capitale.

Avec la peur d’une dérive autoritaire à la russe, des milliers de Géorgiens sont à nouveau descendus mercredi soir dans les rues de cette ex-république soviétique du Caucase pour dénoncer l’adoption d’un projet de loi reproduisant furieusement une mesure liberticide adoptée par Moscou il y a plus 10 ans. Une opposition prévisible qui s’exprime depuis le début de la semaine dans ce pays où, comme en Ukraine voisine, les citoyens aspirent désormais plus à se rapprocher de l’Union européenne et à entrer dans l’OTAN, que de revenir en arrière et subir l’influence du Kremlin qui leur a imposé une guerre en 2008.

Qu’est-ce qui a mis le feu aux poudres ?

Mardi, le Parlement géorgien a adopté en première lecture un projet de loi sur les « agents de l’étranger » qui veut forcer les organisations non gouvernementales (ONG), les groupes de citoyens ou les médias recevant plus de 20 % de leur revenu d’un autre pays à se déclarer comme « agents de l’étranger », sous peine de contraventions.

Pour le président du parti au pouvoir, Rêve géorgien, Irakli Kobakhidze, la mesure s’inspire d’une loi similaire en vigueur aux États-Unis, le Foreign Agents Registration Act (FARA) adopté en 1938, et ce, afin de mettre plus de transparence dans la vie politique géorgienne. Mais pour ses détracteurs, il s’agit plutôt d’une loi qui reproduit celle adoptée par le Kremlin en 2012 pour faire taire l’opposition et limiter les espaces publics où les voix dissidentes peuvent s’exprimer.

Cette loi est absolument anticonstitutionnelle et elle va à l'encontre de la volonté du peuple géorgien de devenir membre de l'UE

 

Incidemment, le projet de loi, adopté en première lecture cette semaine, a été porté par une faction de députés ayant quitté le parti au pouvoir pour donner vie à une nouvelle formation politique baptisée « khalkhis dzala », le Pouvoir du peuple, qui dénonce depuis des mois l’influence de Washington et de l’Ouest sur la Géorgie.

« Dans un climat politique polarisé qui est le nôtre, il faut y voir une tentative du parti au pouvoir de préparer le terrain en vue des élections de 2024 pour décrocher un quatrième mandat, et ce, en muselant l’opposition et ses critiques », dit, lors d’une entrevue en vidéoconférence, le politicologue géorgien David Matsaberidze, joint mercredi à l’Université d’État de Tbilissi, dans ce pays du Caucase.

« En Géorgie, les ONG et les médias partisans sont des chiens de garde qui freinent les aspirations plus autoritaires des politiciens au pouvoir en dénonçant la corruption et l’oligarchie », ajoute Magdalena Dembińska, spécialiste de la Géorgie au Département de science politique de l’Université de Montréal.

Cette loi vient-elle compromettre le rapprochement de la Géorgie avec l’Union européenne (UE) ?

C’est ce qu’a laissé entendre mercredi le chef de la diplomatie de l’UE, Josep Borrell, qui a condamné son adoption en parlant d’un texte « incompatible » avec les valeurs de l’organisation internationale que la Géorgie cherche pourtant à rejoindre. L’ex-république soviétique souhaite aussi intégrer l’OTAN, et ce, afin d’assurer son développement et sa sécurité face à un voisin russe menaçant.

En 2008, une guerre avec Moscou a entraîné l’annexion de ses provinces séparatistes d’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie par la Russie, à l’image de la Crimée ukrainienne. Tout comme avec l’Ukraine, Vladimir Poutine voit tout rapprochement de la Géorgie avec l’Ouest comme une menace existentielle pour son pays.

En juin dernier, l’UE a accordé un statut de candidat à l’Ukraine et à la Moldavie, mais a demandé au gouvernement de Tbilissi d’amorcer plusieurs réformes avant d’obtenir ce statut. L’adoption d’une loi portant atteinte à la liberté d’expression et cherchant à réprimer l’opposition politique n’en faisait certainement pas partie.

« Je ne pense pas que tout ceci est orchestré par Moscou, dit Magdalena Dembińska, mais la Russie doit être très contente d’assister à cette division au sein du pays. »

Photo: Zurab Tsertsvadze Associated Press Les manifestants descendent dans les rues depuis le début de la semaine pour se faire entendre.
Photo: Nicolo Vincenzo Associated Press

Ironiquement, le projet de loi sur les agents de l’étranger est soutenu par le parti au pouvoir pourtant ouvertement libéral, pro-européen et anti-russe, mais qui depuis le déclenchement de la guerre d’invasion russe lancée contre l’Ukraine, se trouve désormais dans un équilibre précaire entre Bruxelles et Moscou.

Le gouvernement du premier ministre Irakli Garibachvili, tout en donnant l’impression de pencher vers l’Ouest, reste malgré tout sous l’influence de l’oligarque et multimilliardaire Bidzina Ivanichvili, l’homme le plus puissant — mais également le plus discret — de la Géorgie et fondateur du parti Rêve géorgien, qui a bâti sa fortune sur ses relations avec la Russie : elle est estimée à 4,8 milliards, selon le magazine Forbes.

Les conditions d’adhésion à l’UE, en devenant désormais moins théoriques, entrent en contradiction avec ses intérêts. Il pourrait ainsi chercher, avec cette loi controversée, à amener Bruxelles à refuser la candidature de la Géorgie tout en réduisant l’influence d’organisations financées par l’Europe et les États-Unis pour mieux satisfaire son allié Poutine.

Le gouvernement géorgien est-il en train de jouer avec le feu ?

En visite aux États-Unis, la présidente géorgienne, Salomé Zourabichvili, a demandé l’abrogation de cette loi qui « met en péril les espoirs de la Géorgie d’adhérer à l’Union européenne », a-t-elle dit, et assuré mardi qu’elle allait y mettre son veto. Un vœu pieux toutefois, puisqu’avec une majorité absolue de 76 voix, le Parlement peut facilement renverser les choix de la présidente.

Reste que cette loi a un potentiel élevé d’embraser davantage la Géorgie, où la population appuie dans une proportion de 85 % l’entrée de son pays dans l’alliance des pays européens, selon un sondage réalisé en novembre dernier. Le même coup de sonde indique que 78 % des Géorgiens s’opposent à la libre circulation de citoyens russes sans visa sur leur territoire.

En Géorgie, les ONG et les médias partisans sont des chiens de garde qui freinent les aspirations plus autoritaires des politiciens au pouvoir en dénonçant la corruption et l'oligarchie

 

Mercredi, des dizaines de milliers de personnes ont manifesté dans les rues de la capitale au milieu de drapeaux du pays, mais également de ceux de l’Union européenne et de l’OTAN, en disant une nouvelle fois « non à la loi russe ! »

« Cette loi est absolument anticonstitutionnelle et elle va à l’encontre de la volonté du peuple géorgien de devenir membre de l’UE », a dénoncé Badri Okoujava, jeune historien de 26 ans, cité par l’Agence France-Presse.

« L’idéologie de ce gouvernement est déconnectée de celle de la civilisation occidentale », a déploré Giorgi Labouchidzé, 33 ans. « Nous ne leur permettrons pas de faire en sorte que la Russie définisse notre avenir », a ajouté Elène Ksovréli, une adolescente de 16 ans.

« Les étudiants sont la clé de cette opposition et ils sont de plus en plus nombreux dans les rues », a indiqué en entrevue au Devoir le politicologue géorgien David Matsaberidze. « Reste à voir jusqu’où ils vont décider de mener leur contestation et comment le mouvement d’opposition va se structurer. »

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