La Grèce en colère après dix ans de souffrance

Depuis la catastrophe ferroviaire de la semaine dernière, les Grecs ne décolèrent pas contre les autorités, qu’ils tiennent pour responsables de la tragédie qui a fait au moins 57 morts. Chaque jour, ils descendent par milliers dans les rues, bougies, ballons noirs et pancartes à la main. Mais ce qui était, au départ, des rassemblements en hommage aux victimes se transforme peu à peu en une contestation générale.

« C’est l’accumulation de dix ans de souffrance en silence liée à la crise économique. C’est une colère très mûre », dit d’entrée de jeu Filippa Chatzistavrou, professeure en sciences politiques à l’Université d’Athènes. Chaque jour, ce sont des milliers de personnes qui se rassemblent dans tout le pays, d’Athènes à Thessalonique, en passant par la ville de Larissa ou encore sur l’île de Santorin.

« Assassins », « coupables », « criminels », partout la même colère s’exprime à l’égard des autorités. « Les gens pensent que cet accident est le résultat mathématique d’une série de grands changements en Grèce », croit la politologue. Elle en tient pour preuve les nombreuses privatisations mises en place dans le pays ces dernières années, forcées par la crise économique.

La Grèce a dû faire face, à partir de 2008, à une importante crise financière, entraînant l’imposition de mesures d’austérité strictes. S’en sont alors suivies une explosion du taux de chômage, une vague de privatisation dans plusieurs secteurs, comme celui des trains, et une baisse du niveau de vie. La situation économique a poussé beaucoup de jeunes et d’intellectuels à déserter le pays, alors que d’autres ressentent toujours les contrecoups économiques.

« Corruption, corruption ! » scandait Tina devant le parlement grec en fin de semaine. Comme des milliers d’autres personnes, elle ne cesse de venir manifester au centre-ville d’Athènes depuis l’accident. Elle accuse les autorités d’en être responsables, en n’ayant pas utilisé correctement, selon elle, les millions d’euros d’aide envoyés par l’Union européenne pour améliorer le système ferroviaire grec. « Cet argent a disparu ! La moitié de cette somme ou même moins aurait pu prévenir cet accident et bien d’autres. C’est scandaleux ! » affirme-t-elle au Devoir.

Photo: Angelos Tzortzinis Agence France-Presse Des manifestants se sont heurtés à la police lors de la journée nationale de grève et de protestation qui a réuni 23 000 personnes mercredi à Athènes.
Photo: Angelos Tzortzinis Agence France-Presse Lors de la manifestation à Athènes, une femme brandit une pancarte sur laquelle on peut lire « 57 billets pour la mort », en référence à la tragédie ferroviaire.

Pour elle, c’est l’événement de trop. « Nous avons eu dix ans de crise économique qui ont été dévastateurs, beaucoup de gens ont perdu leur maison, alors que d’autres s’en sont mis plein les poches. Puis, nous avons eu la pandémie, et maintenant, cela. Et, je suis aussi une artiste », énumère-t-elle avant de s’effondrer en pleurs.

Depuis plusieurs semaines, le monde des arts du spectacle grec est en grève pour s’opposer à un décret gouvernemental qui dévaloriserait selon eux leurs diplômes et leurs carrières. « Nous ne pouvons plus travailler comme des personnes décentes depuis la crise, mais au moins ne nous tuez pas ! » crie-t-elle, enragée.

« Les Grecs voient aujourd’hui que dans la vraie vie, les décisions politiques liées à l’austérité, comme les privatisations, peuvent mettre en danger leur existence. C’est ce qui les pousse plus largement à sortir dans la rue », croit la professeure Chatzistavrou.

L’émotion laisse place à la colère

Dans ces rassemblements, on croise en effet tout type de personnes, allant d’employés du réseau ferroviaire, en passant par des chômeurs et des étudiants, ou encore des Grecs qui n’arrivent tout simplement plus à joindre les deux bouts, même en cumulant plusieurs petits boulots.

« La souffrance est bien réelle », confie cet enseignant au primaire qui faisait partie des quelque 60 000 manifestants à travers tout le pays mercredi. « Je suis obligé de donner des cours particuliers le soir en plus de mon travail, et même avec cela, j’ai du mal à y arriver », explique Sotiris.

Eleftheriou en a, elle aussi, ras le bol de la situation dans son pays. Elle est venue l’exprimer lors d’un grand rassemblement dimanche avec une banderole traitant le gouvernement de criminel. « Les décisions sont toujours prises pour les profits et le capitalisme, ils s’en foutent des gens », dit-elle au Devoir, exaspérée par tous les gouvernements qui se sont succédé depuis le début de la crise économique.

Non loin d’elle, un groupe de jeunes, ballons noirs à la main en signe d’hommages aux victimes. Joy est étudiante. Elle est venue avec des amis pour essayer de faire changer les choses, inquiète de ce que l’avenir lui réserve. « Les jeunes sont aussi en colère et inquiets. Le gouvernement donne de l’argent à l’OTAN, mais pourquoi pas au système de santé, à l’éducation et aux transports ? » s’interroge-t-elle.

Photo: Angelos Barai Associated Press Des milliers de personnes ont tenu une minute de silence, lors d'une manifestation devant le parlement grec, à Athènes, dimanche, lors d'une cinquième journée de rassemblement à travers le pays.
Photo: Louisa Gouliamaki Agence France-Presse Des pompiers éteignent une camionnette en feu dans le centre d'Athènes lors de la journée de grève de mercredi.

Ces différents discours et revendications font dire à la politologue Filippa Chatzistavrou qu’on assiste peut-être au début d’un mouvement social plus large. « On voit de plus en plus de groupes sociaux qui se joignent, mais la question maintenant, c’est l’enjeu de la mobilisation. Peuvent-ils être capables de construire un discours cohérent ensemble avec de grandes demandes sociales ? » se demande-t-elle, en donnant comme exemple le mouvement des gilets jaunes en France, qui, au bout de quelques mois, s’est essoufflé. Une chose est sûre pour elle, cette colère est bien plus profonde et importante que celle qui s’est exprimée au début de la crise économique.

Impact politique ?

La tragédie ferroviaire et la contestation de la population arrivent au plus mauvais moment pour le gouvernement conservateur de Kyriakos Mitsotákis, qui s’apprêtait à déclencher des élections. Largement favori dans les sondages, malgré une série de scandales dans les derniers mois — comme des écoutes téléphoniques illégales —, il était presque assuré de remporter un nouveau mandat.

Mais depuis l’accident, le premier ministre est sous le feu des critiques, et la pression s’accentue sur son gouvernement. Son ministre des Transports a démissionné quelques heures après s’être rendu sur les lieux de l’accident, alors que Kyriakos Mitsotákis a dû faire son mea culpa dimanche après n’avoir cessé de répéter qu’il ne s’agissait que d’une erreur humaine.

« Ces propos sont scandaleux. Cela démontre une nouvelle fois le capitalisme clientélisme grec et leur déconnexion avec la société », souligne Mme Chatzistavrou. Les syndicats du réseau ferroviaire grec se sont alertés depuis des mois, voire des années, d’un réseau vétuste, défaillant et d’un important manque de personnel. Les propos du premier ministre ne semblent pas avoir calmé la grogne, alors qu’une grève presque générale et de nombreux rassemblements ont paralysé tout le pays mercredi.

Le déclenchement imminent des élections, qui selon toutes vraisemblances devaient se tenir au mois d’avril prochain, sera inévitablement reporté alors que le pays traverse une crise. « Il y aura un impact politique fort, mais il est difficile de savoir lequel. Peut-être aurons-nous une déstabilisation du régime politique grec ? Un problème d’ingouvernabilité ? Ou une montée historique de l’extrême droite ? » Quoi qu’il en soit, l’intensité et la durée de cette contestation seront des facteurs déterminants, croit Filippa Chatzistavrou.

À voir en vidéo