L’homme qui parle aux Russes sur YouTube

La chaîne de Daniil Orain cumule des millions de vues depuis février 2022.
Photo: Capture d'écran Youtube La chaîne de Daniil Orain cumule des millions de vues depuis février 2022.

C’est à croire qu’un rideau de fer s’est abattu entre la Russie et l’Occident. Aux dires des propagandistes, l’Ukraine et « l’Ouest collectif » appartiennent maintenant au club des nazis, des fascistes ou des satanistes. Cette rhétorique belliqueuse trouve écho parmi les citoyens du pays de Vladimir Poutine. Malgré tout, certains Russes s’acharnent à garder une fenêtre ouverte entre les deux camps.

Veston rose et cheveux teints en blond, Daniil Orain répond sereinement aux questions du Devoir. Sa chaîne YouTube « 1420 » cumule des millions de vues depuis février 2022. Il traverse son pays de long en large, armé d’un simple téléphone, d’un microphone et d’un acolyte, et interroge ses camarades sur la guerre et leurs états d’âme.

Pensez-vous que la guerre se déroule bien ? Détestez-vous les Ukrainiens ? Êtes-vous prêt à être conscrit ? Tel est le type de questions candidement posées. Les réponses suivent en général le discours officiel. « Tout va s’améliorer avec de nouveaux territoires et de l’argent frais. » « Je n’ai aucune sympathie pour les Ukrainiens. » « Si je suis appelé pour défendre ma patrie, j’irai. » Ainsi répondent bon nombre de citoyens.

« En Russie maintenant, c’est sécurisant de soutenir la guerre. Tu vas te sentir en sécurité, tu vas être moins stressé si tu suis simplement les règles officielles », relève Daniil Orain. « On peut voir chez certaines personnes au cerveau lavé qu’elles suivent un leader. Elles ont besoin d’une main forte, d’une autre personne pour leur dire ce qui est bien ou mal. Elles ne savent pas penser par elles-mêmes. Je crois que c’est pour une majorité des gens. »

« Mais, certaines personnes n’approuvent pas la guerre », nuance-t-il. Plusieurs de ces citoyens expriment à la caméra un soutien envers leurs « proches » ukrainiens. Beaucoup ruminent un pessimisme affirmant que « les choses vont empirer ». D’autres dénoncent carrément leur président.

Beaucoup, cependant, se défilent devant la caméra. Et certains attaquent carrément le vidéaste pour son audace.

Pas effrayé d’exercer sa liberté d’expression, Daniil Orain redirige le qualificatif de « courageux » sur ceux qui répondent à ses questions. « C’est bien qu’on ait des réponses très braves chaque fois. Avec des réponses braves comme ça, d’autres gens verront ces réponses et penseront que si une personne dit ça, je peux dire aussi ces choses-là. Ces personnes-là encouragent d’autres personnes à parler ouvertement. »

Les dissidents restent rares en dehors des grandes villes, note-t-il. « Chaque fois que je fais mes vidéos, j’essaie de comprendre pourquoi ils soutiennent la ligne officielle. Ils disent, par exemple, qu’il y a des nazis, des fascistes là-bas [en Ukraine]. Ils répètent ce qui se dit à la télévision sans le questionner. Peut-être que c’est parce que d’autres personnes de leur village ont vu quelque chose à la télévision et que cette nouvelle se partage dans la communauté sans qu’on la questionne. »

Selon le regard de l’intérieur du jeune homme, le président Poutine gagne présentement la guerre des ondes en Russie. « Est-ce que vous soutenez Poutine ? » Sur 100 Russes questionnés au hasard à Moscou par Daniil Orain, 46 approuvent, 22 condamnent et 32 préfèrent ne pas répondre.

L’opinion publique semble bel et bien cimentée derrière le président, selon une approche plus scientifique. Plus de 80 % des Russes approuvent leur président aujourd’hui, un score plutôt stable depuis le début de l’invasion, selon le centre Levada de Moscou, un des seuls instituts crédibles de recherche sur le sujet.

Un durcissement un peu partout

Afin de mieux saisir ce qui a changé dans la vie des Russes ordinaires, Le Devoir a contacté plusieurs personnes qui y vivent ou y vivaient jusqu’à tout récemment. La majorité a décliné notre demande d’entrevue pour des raisons de sécurité. Les autres ont accepté, mais sous le couvert de l’anonymat, pour les mêmes raisons.

Une famille qui vit à Saint-Pétersbourg a confié avoir perdu son voisin, disparu cet hiver dans la vague de mobilisation. L’école que leurs enfants fréquentent impose depuis peu des devoirs « patriotiques », comme celui de devoir écrire une lettre d’encouragement à un soldat mobilisé ou de fabriquer pour eux une chandelle à l’aide de conserves vides. « Mes enfants se font traiter “d’Ukrainiens” dans la cour d’école parce qu’ils ont exprimé des doutes sur la guerre », s’attriste le père de famille.

Le retrait des compagnies occidentales de la Russie a laissé des marques dans la vie des Russes. Instagram ne fonctionne plus. Les grandes chaînes de vêtements, de boissons et de divertissements ont vidé les centres commerciaux. Mais, les bâtiments sont autrement intacts. Les grandes affiches arborant le « Z » (symbole de l’invasion russe en Ukraine) déployées en grand l’an dernier se sont tranquillement effacées de l’espace public, reléguant la guerre à un événement extérieur.

« Si on parle des pauvres campagnes russes, rien n’a vraiment changé », observe Slava, un Russe exilé il y a quelques semaines en Turquie. « Ça s’est même peut-être amélioré. Des gens sont partis à la guerre contre de l’argent. Les plus pauvres soutiennent le gouvernement, parce que le gouvernement les soutient avec des pensions et d’autres aides. »

Le discours qu’avale le public a changé, confirme-t-il. Les têtes d’affiche des chaînes d’information clamaient au début de l’invasion que la guerre ne durerait « que quelques jours ». Puis, face aux revers de leurs hommes en vert, ils ont commencé à blâmer l’OTAN. « Après, ils vantaient le fait que la Chine nous soutient, que tout le monde nous soutient contre l’Occident. Ensuite, on s’est rendu compte que la Chine n’aide pas tellement. Maintenant, c’est tout le monde contre nous », retrace Slava.

L’intensité de la propagande télévisuelle a aussi diminué. D’une diffusion continue de nouvelles de guerre, la programmation a retrouvé un semblant de normalité. « Au début, c’était 24 heures sur 24 , sans arrêt, que des émissions spéciales. Après neuf mois, ça a commencé à diminuer. On recommence à avoir des programmes normaux, comme sur la santé, des trucs banals », constate le jeune homme fraîchement sorti de l’université.

Ces messages guerriers sont bien enracinés dans la tête des gens autour de lui, confirme-t-il. Ses grands-parents, par exemple, trop vieux pour s’aventurer sur Internet, passent leur journée à écouter les propagandistes déblatérer leurs menaces au petit écran. « Si je leur parle, je leur explique mon point de vue, ils vont l’adopter et avoir une position plus nuancée. Mais, le lendemain, ils écoutent la télévision et recommencent à croire la propagande. C’est toujours à recommencer », soupire le jeune homme.

Beaucoup de jeunes Russes ont tout de même tourné le dos à cette propagande. Entre 500 000 et 700 000 personnes ont déserté leur pays depuis un an, selon des sources russes ou occidentales.



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