En Ukraine, l’humour qui fait boum

Le tout premier mème lié à ce drôle d’effort de guerre numérique est apparu le 19 mai 2022.
Photo: Twitter Le tout premier mème lié à ce drôle d’effort de guerre numérique est apparu le 19 mai 2022.

Sitôt révélée la visite à Kiev du président des États-Unis, lundi, jour anniversaire de l’annexion de la Crimée par la Russie (le 20 février 2014), un groupe d’activistes numériques pro-ukrainien a diffusé une image remplaçant la tête de Joe Biden par celle d’un chien shiba inu. C’était un hommage.

La mascotte canine virtuelle porte fièrement les lunettes de soleil d’aviateur du prestigieux visiteur et un modèle réduit de camion rappelant l’aide militaire de l’Amérique au pays envahi. « C’est de ça dont t’as besoin, mon gars ? » déclare l’avatar.

L’affichette a été diffusée sur les réseaux sociaux de la NAFO, l’Organisation des « fellas » (« les gens ») de l’Atlantique Nord, qui se veut évidemment un clin d’oeil à l’OTAN (NATO en anglais), l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord à laquelle l’Ukraine pourrait adhérer au grand dam de la Russie. Il existe des milliers d’autres créations engagées du même genre et de la même source, toutes faites pour soutenir la population ukrainienne et se moquer des publications de la propagande russe.

« C’est un mouvement qui a commencé dans le but de récolter des fonds pour les défenseurs de l’Ukraine », écrit au Devoir un (ou une) porte-parole de l’organisation qui désire garder l’anonymat. « Nous faisons cela pour sensibiliser à la guerre en Ukraine et collecter des fonds pour ceux qui en ont besoin. »

Le site accepte les dons et vend des produits dérivés, t-shirts, tasses, tuques et même quelques décorations de Noël. En moins d’un an, plus d’un million de dollars (dont un gros quart a été transféré à l’organisme United24 du président ukrainien, Vladimir Zelensky) auraient été récoltés pour des interventions humanitaires et pour soutenir l’effort de guerre. Les premiers fonds ont permis d’équiper des volontaires de la Légion géorgienne. Une collecte en cours liée à Renegade Relief Foundation va venir en aide au Centre pour enfants de la ville de Rivne.

Mourir de rire pour ne pas crever

L’humour, cette politesse du désespoir, devient ainsi une très sérieuse arme de guerre. Les modèles arrivent de loin. Les journaux comiques du front de 1914-1918 permettaient aux recrues de s’évader un peu en tuant l’ennui. Certaines affiches de propagande de la Deuxième Guerre mondiale étonnent encore par leur audace.

La drôle de guerre se poursuit par d’autres moyens et sur une multitude de fronts, certains ouverts par de simples citoyens armés d’un portable. La NAFO regroupe sinon l’avant-garde de l’offensive mordante en ligne au moins sa portion la plus célèbre et célébrée.

Le tout premier mème lié à ce drôle d’effort de guerre numérique est apparu le 19 mai 2022. Il reprenait et militarisait déjà l’icône canine du shiba inu, elle-même popularisée en ligne depuis 2010.

La Russie réagit mal. Des ambassadeurs de Russie se sont disputés avec nos dessins animés sur Twitter. Que des Russes se querellent avec des chiens en ligne prouve bien qu'ils perdent leur temps et sont incapables de diffuser une propagande efficace.

 

Le front sarcastique et patriotique a été ouvert par le Polonais Kamil Dysewski, qui s’est expliqué sur sa démarche dans une rare interview au média ukrainien Kyiv Post en novembre dernier. « NAFO signifie différentes choses pour différentes personnes, a-t-il dit. Certains s’en servent pour aider les autres ; certains l’utilisent pour lutter contre la désinformation ; d’autres y trouvent un lieu pour se consoler de tout ce qui se passe. Pour moi, cela signifie tout ce que cela signifie pour les autres. Il n’est pas nécessaire de se concentrer sur un objectif et un seul objectif. En limitant ce que NAFO signifie ou est, nous limiterions ce que cette organisation peut réaliser. »

La personne interviewée par Le Devoir refuse de parler de propagande en soulignant que cette notion s’applique à une pratique d’État, comme celle précisément produite par Moscou et ses médias propagandistes à laquelle s’attaque la NAFO. « Ce que nous faisons, c’est perturber la propagande russe, écrit ce fella. Bien que ce type de défense soit incomparable à ce qu’un soldat fait sur le champ de bataille, nous sommes heureux de soutenir les combats à notre manière en fournissant des ressources, des informations et des mèmes amusants. »

Des attaques en meute

La source parle de dizaines de milliers d’images, de mèmes, de vidéos créés en moins d’un an. Les combattants du numérique font danser le shiba inu sur TikTok, insèrent le chien sur les champs de bataille, le déguisent en fantassin, en pilote, en commandant des troupes. Et que ça saute !

Le président Poutine surstimule les attaques numérico-comiques. Une célèbre image détournée fait défiler une armée de toutous soldats sur la place Rouge à Moscou pour ridiculiser les défilés militaires poursuivant la tradition soviétique. Une autre assied les dirigeants russes dans le box des accusés du tribunal de Nuremberg, là encore entourés de chiens de garde.

« La Russie réagit mal, commente NAFO. Des ambassadeurs de Russie se sont disputés avec nos dessins animés sur Twitter. Que des Russes se querellent avec des chiens en ligne prouve bien qu’ils perdent leur temps et sont incapables de diffuser une propagande efficace. »

L’effort donne au shitposting des airs de noblesse. Cette provocation assumée permet de faire dérailler intentionnellement le discours en ligne d’un adversaire. La meute s’acharne avec une féroce passion contre les sites officiels de Russie. Elle se déchaîne sitôt qu’apparaît en ligne une référence russe à l’article 5 du traité de l’OTAN stipulant qu’une attaque contre un membre équivaut à une agression contre tous.

Ramasser son shitposting

Les autorités ukrainiennes appuient ce drôle de front. Les ambassades ukrainiennes repiquent les meilleures images. Le ministère de la Défense a officiellement remercié la NAFO pour son « combat féroce » dans un gazouillis du 28 août en reproduisant un avatar du shiba inu.

Cette brigade internationale mobiliserait maintenant une bonne centaine de créateurs numériques (qualifié de « faussaires » en entrevue) répartis dans le monde, utilisés aussi pour produire des images originales distribuées aux donateurs. Quelques « fellas » sont connus, comme le représentant au Congrès américain Adam Kinzinger, l’ex-président estonien Toomas Hendrick Ilves.

La troupe reçoit l’appui de milliers d’autres fidèles pour faire circuler les images. Les premières, au début de l’été, attiraient quelques centaines de vues. Avant l’automne, le cap des 5000 était franchi. Le @Official_NAFO compte maintenant près de 90 000 abonnés.

« Certains d’entre nous sont basés aux États-Unis, d’autres en Europe et au Royaume-Uni », explique encore le porte-parole du groupe. […] Nous essayons de garder les noms individuels hors des projecteurs pour nous concentrer principalement sur la NAFO et ses membres. Nous serons là aussi longtemps que les défenseurs auront besoin de ravitaillement, et nous espérons continuer à contribuer à l’effort de reconstruction après la victoire de l’Ukraine. »



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