Huit constats sur les armes utilisées par les deux camps en Ukraine

L’ère est numérique, ses guerres aussi. L’arsenal en présence dans le conflit russo-ukrainien montre à quel point les moyens militaires se sont transformés au cours des dernières décennies avec la révolution informatique. Le conflit, vieux d’un an maintenant, a aussi largement démontré la combinaison interarmes comme clé du succès. « Tous les déboires de l’envahisseur, surtout au début de la guerre, découlent d’un défaut de coordination et d’intégration des différents champs d’opération, par exemple quand les blindés en attente sur une route n’obtenaient pas de protection aérienne », explique Justin Massie, professeur de sciences politiques de l’UQAM, codirecteur du Réseau d’analyse stratégique de l’Institut d’études internationales de Montréal. Voici d’autres constats concernant les armes utilisées des deux bords.
Cellulaires
Dans la nuit du Nouvel An 2023, l’armée ukrainienne a lancé des missiles sol-sol sur une école de la ville occupée de Makiivka de l’oblast du Donetsk qui servait « de centre de déploiement provisoire » de l’armée russe. La frappe a fait 89 morts selon l’état-major russe, mais cinq fois plus de victimes selon les attaquants. Chose certaine, encore une fois, cette très létale faille militaire découlait de l’utilisation des portables par les recrues. Les données recueillies ont permis de localiser précisément le regroupement des soldats pour coordonner l’attaque. De même, au début de la guerre, des envahisseurs trahissaient leurs positions en se servant de leurs téléphones personnels pour appeler des proches et relayer des vidéos sur TikTok. Ainsi va la guerre au temps du numérique nomade. Et le soldat qui se sent vivre par le mobile périt par le mobile.
Satellites
« Au début du conflit, la Russie a tenté de détruire les systèmes de communications ukrainiennes, explique M. Massie. Le système Starlink de la compagnie SpaceX fournissant Internet par satellite a été capital pour la continuité des opérations, pour que les Ukrainiens communiquent entre eux, mais aussi pour avoir une vue d’ensemble des terrains d’opération. » Ces moyens rendent plus visibles la guerre et les fronts militaires. Les réseaux sociaux débordent de vidéos et de photos produites par les soldats et les citoyens avec leurs appareils portables, puis relayés par Internet. Même les crimes de guerre peuvent être documentés et diffusés de cette manière.
Cyberguerre
Les premières attaques contre les systèmes d’information en Ukraine datent des manifestations de masse de l’Euromaïdan autour de 2013-2014, suivi du piratage des réseaux électriques et des sites Web gouvernementaux. La cyberguerre a bien lieu depuis un an (avec environ 350 attaques répertoriées dans les deux premiers mois du conflit), mais avec des effets assez minimes en apparence. « Il y a deux limites à cette capacité russe, juge M. Massie. D’abord, on ne sait pas tout parce que les attaquants ne publicisent pas leurs frappes. Ensuite, les Américains, le Canada et d’autres pays ont donné un soutien énorme pour protéger le pays attaqué, mais, là encore, sans grande transparence. On le comprend : si on expose le succès d’une technique de protection, on fournit en même temps à l’adversaire des clés pour percer le système de défense. »
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Drones
Les Russes utilisent des appareils télécommandés iraniens, qui seront bientôt produits dans une usine en construction en Russie. Les Ukrainiens téléguident des Bayraktar TB2, des DJI Mavic Pro ou des Shahed, souvent modifiés par leurs ingénieurs, surtout pour la reconnaissance et la surveillance des positions ennemies. « C’est la combinaison tactique interarmes, entre l’artillerie, les chars d’assaut et les drones, qui s’avère efficace, répète M. Massie. C’est ce qu’il faut retenir : l’intégration de plusieurs moyens peut changer les choses dans cette guerre où les moyens sont plus élevés qu’autrefois. »
Avions et missiles
Le pays envahi utilise un patchwork de moyens antiaériens et antimissiles, du système norvégien NASAMS au missile crotale français, en passant par l’IRIS-T allemand, l’Aspide 2000 italien et le Hawk américain, qui s’ajoutent aux batteries héritées de l’ère soviétique. Les États-Unis ont promis la livraison de missiles balistiques Patriot dont la portée atteint 150 kilomètres, avec une précision de frappe millimétrique. « L’armée russe a vite compris l’efficacité des défenses et ne mène plus des opérations aériennes que dans les territoires qu’elle contrôle », note M. Massie. Kiev a aussi longtemps réclamé des avions de chasse. Des pièces mécaniques et même quelques MIG-29 de fabrication soviétique lui auraient finalement été fournis par d’autres anciens pays satellites de l’URSS. « L’aviation ne sera pas un game changer, à moins que les Occidentaux fournissent leurs meilleurs appareils, des F-35 par exemple », ajoute le professeur, qui relativise aussi l’avantage procuré par une seule arme, fût-elle de haute tenue.
Chars
Au début de la guerre, les deux armées utilisaient le même type de tank d’origine soviétique, l’armée ukrainienne étant approvisionnée en partie par la Pologne. Les Russes en ont perdu beaucoup en raison d’une faible ou médiocre couverture aérienne, elle-même due à une mauvaise lecture de la capacité et de la volonté de résistance du pays envahi. Les Occidentaux viennent de décider d’équiper l’armée de Kiev avec des véhicules de très grande performance, des Leopard 2 allemands (le Canada en fournira quatre) et des chars Abrams américains. Ces véhicules blindés étaient réclamés par le président Zelensky depuis des mois. Ce nouvel avantage tactique pose cependant un défi logistique immense pour entraîner les soldats, et faire rouler et entretenir les engins terrestres de haute technologie.
Munitions
Le conflit étiré, souvent enlisé dans des tranchées, nécessite des munitions à profusion. Les agresseurs tiraient jusqu’à 50 000 obus par jour en juillet pendant que leurs adversaires en renvoyaient 6000 selon certaines estimations. La consommation ukrainienne a fortement augmenté dans les mois suivants avec la contre-offensive vers l’est. Le secrétaire général de l’OTAN vient de tirer la sonnette d’alarme en soulignant que cette demande en munitions pose un sérieux défi aux usines occidentales de production. Même aux États-Unis, pourtant en grande capacité, des spécialistes s’inquiètent de l’épuisement des stocks. « Les militaires sont parmi les plus réticents à donner de l’armement par peur de se retrouver à découvert, dit M. Massie. Le Canada donne quatre chars, c’est peu, mais seront-ils remplacés ? » Il note aussi qu’une grande concurrence se joue présentement entre les fournisseurs, qui peuvent démontrer l’efficacité de leurs armes. Le Crotale français avec son rendement de destruction antiaérienne de 100 % va être très demandé dans les prochaines années partout dans le monde.
Armement
L’allongement de la guerre, qui pourrait durer encore des années, a aussi eu pour effet de relancer la course aux armements. L’OTAN fait maintenant du chiffre de 2 % du PIB consacré aux dépenses militaires un plancher, et non plus un plafond. M. Massie rappelle que le Canada n’agit aucunement en ce sens. Il a écrit dans Le Rubicon que « le réveil militaire du Canada n’est pas pour demain ». « Les meilleures projections du Canada parlent d’atteindre 1,5 % [à terme], conclut le spécialiste. Il n’y a pas de réinvestissements considérables, comme en Allemagne, où ont été annoncés 100 milliards de plus immédiatement. Toutes les dépenses publicisées récemment par Ottawa étaient prévues dans la politique de défense de 2017. On remplace du vieux matériel : les avions désuets, les radars qui ne fonctionnent plus, etc. On ne rajoute rien. Il n’y a pas de révolution. […] De mon point de vue, un investissement en défense, c’est un investissement. On souhaite ne jamais l’utiliser, mais on l’a lorsque c’est nécessaire, par exemple pour protéger un pays envahi… »