Le combat d’un père pour rapatrier ses enfants en Ukraine

Pendant trois mois, d’août à novembre derniers, Yuriy Lazechko s’est débattu contre les autorités russes pour rapatrier ses enfants de 12 et 14 ans en Ukraine. « Ils ont tout essayé pour empêcher que mes enfants quittent la Russie », s’exclame-t-il derrière la caméra de son ordinateur. En entrevue au Devoir, le père de 44 ans dit avoir été durement éprouvé par ce combat kafkaïen, qui lui a ultimement permis d’être réuni avec sa fille et son fils. « C’était tellement épuisant, dénonce-t-il. Chaque fois, il y avait un obstacle de plus. »
Le 3 juin 2021, plusieurs mois avant le début de la guerre en Ukraine, la femme de Yuriy, gravement malade, a décidé de quitter Kiev pour aller se faire soigner auprès de sa famille en Russie, dans une petite ville de la région de Koursk. Les enfants de Yuriy, Daryna et Zakhar, ont accompagné leur mère. « Je n’étais pas d’accord, puisqu’il y avait déjà des tensions entre les deux pays », se rappelle Yuriy.
Le 24 février, la Russie a envahi militairement l’Ukraine. Puis, le 26 août, la femme de Yuriy est décédée du cancer. Le lendemain, son beau-frère l’appelle. « Il m’a dit : “Puisqu’il y a la guerre en Ukraine, c’est mieux que les enfants restent ici, en Russie.” » Yuriy réplique qu’il est leur père et qu’il veut que ses enfants rentrent à Kiev. « Il m’a répondu : “OK, aucun problème, si c’est comme ça que tu vois les choses, viens chercher les enfants.” » Pourtant, une loi adoptée par le Parlement ukrainien au lendemain de l’invasion russe empêche les hommes de quitter le pays — une information largement connue.
J'étais très ému lorsque j'ai pu les embrasser [...] Par moments, je perdais espoir. Je sais comment ça fonctionne en Russie, et rien n'était acquis.
Le 31 août, Yuriy reçoit sur WhatsApp une série de messages du département de la tutelle du village de Chtchigry, où se trouvent ses enfants. Le Devoir a pu consulter ces messages. L’interlocutrice lui donne deux choix, « puisque vous n’êtes pas présent sur le territoire » : placer les enfants dans un orphelinat ou donner la tutelle aux grands-parents « pour alléger la blessure » des enfants. La dame met beaucoup de pression sur le père pour qu’il donne la tutelle aux grands-parents, ce que Yuriy refuse de faire.
Dans les jours suivants, sa fille panique. « S’il te plaît, donne la tutelle, je ne veux pas aller à l’orphelinat », « s’ils viennent nous chercher, oublie-moi », « je ne te pardonnerai jamais », lui écrit Daryna à répétition. « Il y avait de la tension partout », se rappelle Yuriy. Désemparé, le père se tourne vers un groupe sur Telegram qui lui fournit de précieux conseils. Il consulte aussi avocats et notaires.
Déterminé à retrouver ses enfants, l’homme, qui travaille dans le domaine bancaire, rassemble tous les documents nécessaires puis, le 24 octobre, il envoie sa mère de 70 ans en Russie — un voyage d’autobus de deux jours en passant par la Pologne et la Biélorussie. Yuriy convainc aussi un cousin de sa mère, un avocat de Crimée, de se rendre à Koursk pour aider sa mère dans les démarches visant à récupérer les enfants.
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« Raisons inconnues »
À Chtchigry, une réunion est alors organisée entre les parties impliquées : le département de tutelle de la ville, les grands-parents et les enfants. Dans un compte rendu de cette réunion que Le Devoir a pu consulter, les autorités de Chtchigry déplorent à plusieurs reprises que Yuriy ne soit pas venu voir ses enfants depuis la mort de leur mère. « Les raisons pour lesquelles il n’est pas venu sont inconnues », stipule le chef du département de tutelle.
Trois nouveaux documents sont réclamés à Yuriy pour ravoir ses enfants : une preuve que les enfants seront logés convenablement, un document attestant qu’il ne peut venir lui-même chercher ses enfants et une confirmation que les enfants seront admis dans une école où l’enseignement sera offert en russe.
« Il fallait que je prouve que je ne pouvais pas sortir du pays », tonne Yuriy. Il rappelle aussi qu’une loi récemment adoptée en Ukraine rend obligatoire l’enseignement en ukrainien. « C’était insensé [ce qu’ils me demandaient] », souligne l’homme, qui a néanmoins réussi à rassembler les documents demandés. « L’école m’a dit que, si ça pouvait sauver les enfants, ils voulaient bien écrire qu’ils allaient recevoir un enseignement en russe. »
Une fois les documents arrivés à bon port — en transitant par plusieurs pays puisque le service postal n’est plus offert entre la Russie et l’Ukraine —, les autorités de Chtchigry ont refusé de remettre les enfants à leur grand-mère paternelle. Celle-ci s’est plutôt fait dire qu’une autre réunion serait organisée à une date non déterminée. « J’étais désespéré », glisse Yuriy. L’homme, à bout de souffle, décide alors de retenir les services d’un autre avocat en Russie.
Celui-ci ne passe pas par le département de tutelle de Chtchigry, mais s’adresse directement à l’autorité régionale de Koursk. Une autre réunion est organisée. Là encore, des représentants de l’État remettent la démarche en question et affirment que ce n’est pas sécuritaire de renvoyer les enfants dans un pays en guerre. Mais l’avocat de Yuriy rétorque que la garde des enfants revient de facto à leur père et qu’aucune loi n’interdit que des enfants soient remis à leurs parents parce que leur pays de résidence est en guerre. Un argument qui fait son chemin. Après que les enfants confirment leur souhait d’être auprès de leur père, et malgré plusieurs autres dédales administratifs, l’autorisation leur est finalement donnée de quitter le pays.
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Traumatisés
Le 24 novembre dernier, Yuriy a pu serrer sa fille et son fils dans ses bras. « J’étais très ému lorsque j’ai pu les embrasser », se souvient-il. « Par moments, je perdais espoir. Je sais comment ça fonctionne en Russie, et rien n’était acquis », confie-t-il en disant avoir beaucoup prié pour le retour de ses enfants. L’homme a dû débourser plus de 7000 dollars américains pour retrouver ses enfants.
Conscients de la bataille qui était menée, Daryna et Zakhar ont été « traumatisés » par les événements, rapporte leur père. « Ils ont eu besoin d’aide psychologique. » Et après avoir été exposés pendant plus d’un an à la propagande russe, « ils ont le cerveau un peu lavé », déplore-t-il.
À leur retour, les deux adolescents avaient peur de parler russe en public, indique Yuriy. « Ils étaient étonnés d’entendre des gens à l’épicerie parler le russe, puisqu’en Russie, les gens disent qu’on est des fascistes et qu’on tue les gens qui parlent le russe. » Une idée qui avait fait son chemin dans leur tête, se désole Yuriy, même si ses enfants avaient vécu toute leur vie en Ukraine.
Avec Olena Bilyakova