Des milliers d’enfants ukrainiens déplacés en Russie

Depuis le début de la guerre, des centaines de milliers d’enfants ukrainiens auraient été déplacés en Russie ou dans des territoires contrôlés par la Russie. L’État russe a mis en place des politiques institutionnelles facilitant leur arrivée, leur assimilation et même leur adoption par des familles russes. Une pratique qualifiée de génocidaire par les autorités ukrainiennes, mais présentée par le gouvernement russe comme étant un acte humanitaire.
En date du 20 février, les cas de 16 207 enfants déportés ou déplacés de force ont été officiellement documentés par le gouvernement ukrainien. « Mais on sait que ces chiffres seront beaucoup plus importants lorsqu’on aura accès aux territoires présentement occupés [par les forces russes], mentionne au Devoir Daria Gerasymchuk, commissaire auprès du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, pour les droits et la réadaptation des enfants. « On comprend qu’il y a des centaines de milliers d’enfants » ukrainiens qui se trouvent désormais en Russie, indique-t-elle.
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Balado | La russification sournoise d’enfants ukrainiensUne réalité que la Russie ne cache pas — tout au contraire. Les autorités russes saluent cet afflux important de mineurs — accompagnés ou non d’adultes — sur son territoire. Le 9 janvier, une dépêche de l’agence de presse russe Tass indiquait que la Russie avait accueilli plus de 5,1 millions d’Ukrainiens depuis le début de la guerre, dont plus de 728 000 enfants. Le 16 août, le colonel général russe Mikhail Mizintsev, chef du Centre de gestion de la défense nationale, s’est réjoui que 25 501 Ukrainiens, dont 14 242 enfants, aient été évacués vers la Russie dans cette seule journée, et ce, « malgré les difficultés et les obstacles créés par le régime de Kiev », rapporte une autre dépêche de Tass.
Des chiffres qui ne sont toutefois pas crédibles aux yeux du gouvernement ukrainien, puisque gonflés. « Avant le début de l’invasion, environ un million d’enfants habitaient sur ce territoire [actuellement occupé par les forces russes] et au moins la moitié de ces enfants avaient quitté la région avec leurs parents [en raison des affrontements] », explique Daria Gerasymchuk. Bien qu’elle se dise persuadée que bien plus que 16 207 enfants ukrainiens ont été déplacés ou déportés de force vers la Russie, l’exagération des autorités russes « est une preuve de plus qu’on ne peut pas croire ce que les Russes disent », dénonce-t-elle.
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Alors que la Russie affirme qu’elle sauve ces enfants de la guerre, la commissaire ukrainienne clame qu’il ne s’agit aucunement d’actes charitables. « Il faut comprendre que ce ne sont pas des évacuations ou des opérations de secours, ce sont des enlèvements d’enfants, tonne-t-elle. Et la Russie ne nous donne aucune information — ni à nous ni aux organisations internationales — sur l’identité de ces enfants, les endroits où ils sont et leurs conditions. » À ce jour, seuls 307 enfants ont pu être rapatriés en Ukraine sur les 16 207 cas officiellement répertoriés sur le site gouvernemental Children of War. Le Devoir a pu documenter le combat kafkaïen d’un père qui a réussi à ramener ses deux enfants en Ukraine.
Adoptions
Les demandes d’entrevues du Devoir aux autorités russes sont demeurées sans réponse. Mais de nombreuses informations rendues publiques par le gouvernement russe ou par des représentants officiels de la Russie offrent un éclairage sur la situation.
Le 30 mai dernier, le président Vladimir Poutine a adopté un décret facilitant l’adoption d’enfants ukrainiens et leur offrant un processus simplifié pour obtenir la nationalité russe. Depuis, quelques centaines d’enfants ukrainiens auraient été adoptés par des familles russes.
Dans un compte rendu disponible sur le site du Kremlin d’une rencontre tenue jeudi dernier entre le président Poutine et la commissaire aux droits de l’enfant auprès du président de la Fédération de Russie, Maria Lvova-Belova, celle-ci a déclaré que « l’aspect que je préfère de mon travail — grâce à vous, merci vraiment beaucoup — est de placer ces enfants [des régions de Donetsk, Louhansk, Zaporijjia et Kherson] dans des familles [russes] ». Des enfants ukrainiens ont ainsi été accueillis par des familles de 19 régions de Russie, a-t-elle affirmé.
Maria Lvova-Belova publie aussi régulièrement des photos, vidéos et commentaires aux élans patriotiques sur son compte Telegram vantant l’arrivée en sol russe d’enfants ukrainiens. Le 16 septembre, sous une vidéo montrant des dizaines d’enfants de Donetsk, souriants et débarquant d’un autobus et d’un avion, elle évoque « les larmes de joie d’adultes et d’enfants qui deviendront une famille ». Le 5 août, elle écrit que 104 enfants vivant dans des orphelinats de Louhansk sont en voie d’être adoptés par des familles russes. Le 4 juillet, elle publie des photos d’elle avec des adolescents de Marioupol, accueillis à Moscou, qu’elle emmène magasiner.
Ils ont planifié tout ça. La Fédération de Russie avait un plan clair sur ce qu'elle ferait depuis le début de l'attaque.
Elle-même mère de 5 enfants biologiques et tutrice de 17 autres enfants, Maria Lvova-Belova a adopté, avec son mari, un prêtre de l’Église orthodoxe russe, un adolescent de 15 ans de Marioupol, prénommé Philip. Le 19 août, Ottawa a placé la femme de 38 ans sur la liste des personnes sanctionnées par le gouvernement canadien en raison de son rôle dans le déplacement d’enfants ukrainiens vers la Russie.
Protection
Depuis le début de la guerre, la propagande russe présente ces transferts d’enfants ukrainiens vers la Russie comme étant des gestes humanitaires. Le président russe, Vladimir Poutine, a défendu, le 16 septembre, le rôle de sa commissaire lorsque les États-Unis l’ont à leur tour placée sur la liste des personnes sanctionnées. « Ce n’est que naturel qu’elle évacue les enfants des zones de combats et des secteurs dangereux du Donbass. Qu’est-ce qu’il y a de mal à ça ? » s’est-il questionné, selon une dépêche de l’agence de presse Tass.
Le 21 juillet, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, Maria Zakharova, a elle aussi rejeté vigoureusement les accusations voulant que la Russie déplace de force des enfants vers son territoire en affirmant que ces mouvements de population sont « volontaires » et que les Ukrainiens, enfants comme adultes, se réfugient en Russie pour y « trouver une protection ».
Dans sa déclaration disponible sur le site Web du ministère, Maria Zakharova rappelle que la Convention relative aux droits de l’enfant garantit aux mineurs le droit à la vie, à la protection contre toute forme de violence, à l’habitation, à l’éducation, etc. « La Russie aide les enfants du Donbass à exercer ces droits », a-t-elle mentionné.
Cinq scénarios
Après avoir colligé des témoignages, les autorités ukrainiennes ont dressé cinq scénarios par lesquels des enfants ont été emmenés en Russie ou dans des territoires contrôlés par la Russie. Dans un premier cas de figure, des enfants dont les parents ont été tués pendant la guerre, notamment à Marioupol, ont été déportés ou déplacés de force. D’autres ont été enlevés directement à leurs familles, par exemple lorsque des grands frères, des grandes soeurs ou encore des grands-parents s’occupaient d’enfants dans les territoires occupés.
Dans un troisième cas de figure, des enfants ont été séparés de leurs parents dans des camps de filtration, où des interrogatoires et des fouilles serrés sont menés par les autorités russes. Plusieurs parents, résidant dans les territoires occupés, ont quant à eux accepté que leurs enfants quittent le pays pour séjourner dans des camps de vacances russes ou pour obtenir des soins de santé en Russie. Et enfin, des enfants qui vivaient dans des institutions, notamment à Marioupol, Kherson, Donetsk et Louhansk, ont été déplacés en groupe vers des territoires contrôlés par la Russie.
Actes de génocide
« Ils ont planifié tout ça. La Fédération de Russie avait un plan clair sur ce qu’elle ferait depuis le début de l’attaque », dénonce Daria Gerasymchuk, qui affirme que ces pratiques violent le droit international. Des transferts d’enfants avaient aussi été documentés en 2014 lors de l’annexion de la Crimée et du début de l’occupation russe d’une partie du Donbass. Selon la commissaire ukrainienne, il s’agit d’actes de génocide, puisque des enfants sont déplacés de force en Russie et que leur nationalité est changée, fustige-t-elle.
En entrevue au Devoir, la secrétaire générale d’Amnistie internationale, la Française Agnès Callamard, dénonce elle aussi « l’aspect organisé de ces déportations ». En se fondant sur un rapport que son organisation a réalisé sur des cas de « transfert illégal ou de déportation », elle enjoint à la Cour pénale internationale d’enquêter sur le sujet. « Les déportations sont tellement bien organisées avec cet élément bureaucratique ou “légal” apporté par le droit russe que nous soupçonnons qu’il s’agit finalement d’un crime contre l’humanité », laisse-t-elle tomber.