Des camps de vacances en Russie pour de jeunes Ukrainiens

Depuis que la Russie occupe militairement des territoires situés dans le sud et l’est de l’Ukraine, des parents ukrainiens ont accepté que leurs enfants quittent par milliers le pays pour participer gratuitement à des camps de vacances en Russie, en Biélorussie et en Crimée. D’autres ont consenti à ce que leurs enfants soient emmenés en Russie pour recevoir des soins de santé. Mais de nombreux enfants ne sont toujours pas revenus, ce qui inquiète les autorités ukrainiennes.
L’été dernier, au moins 6000 enfants ukrainiens seraient ainsi partis dans des camps de vacances en Crimée et plus de 2000 enfants auraient participé à des camps en Biélorussie, rapporte Kateryna Rashevska, avocate pour le Centre régional pour les droits de la personne, une organisation autrefois basée en Crimée, mais qui a dû être relocalisée à Kiev après l’annexion de la péninsule par la Russie en 2014. « Et combien sont partis en Russie ? On ne le sait pas », dit-elle.
Dans un rapport intitulé « Le programme systématique de la Russie pour la rééducation et l’adoption d’enfants ukrainiens », publié la semaine dernière, des chercheurs de l’Université Yale disent avoir relevé au moins 43 lieux situés en Crimée ou en Russie où des enfants ukrainiens ont séjourné. Ces camps remplissent un objectif de « rééducation », écrivent-ils, pour rendre ces enfants « davantage pro-russes dans leurs visions personnelles et politiques ».
Le gouvernement ukrainien ne sait pas combien d’enfants ukrainiens ont participé à ces camps, ni combien en sont revenus. Les jeunes qui ont été emmenés seraient majoritairement originaires des quatre territoires que la Russie dit avoir annexés l’automne dernier, soit Donetsk, Louhansk, Zaporijjia et Kherson.
« Les autorités locales d’occupation ont créé une sorte de société qu’il est très difficile de quitter et elles ont “proposé” aux parents d’envoyer leurs enfants se reposer dans des camps ou obtenir des soins de santé », explique Daria Gerasymchuk, commissaire auprès du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, pour les droits et la réadaptation des enfants. « Mais après des mois de ce prétendu repos, quand les parents ont essayé de ravoir leurs enfants, elles ont dit que ce n’était pas possible pour une quelconque raison », ajoute-t-elle, indignée.
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Pressions
Lorsqu’ils sont partis pour ces camps, les enfants étaient en groupe et devaient revenir quelques semaines plus tard. « On ne sait pas les pressions que les parents ont pu subir pour accepter », répond Kateryna Rashevska lorsqu’interrogée sur les raisons qui ont pu pousser des parents à accepter une telle invitation en temps de guerre. Sans oublier le poids que peut avoir la propagande russe, rappelle-t-elle.
Avant la guerre, plusieurs de ces camps de vacances étaient prestigieux et dispendieux, souligne aussi l’avocate, qui a elle-même fait un séjour au camp Artek, en Crimée, lorsqu’elle était enfant. De jeunes Ukrainiens séjournent désormais dans ce camp situé en bordure de la mer Noire. « J’avais gagné ma place dans un concours. Il y avait des enfants qui venaient d’autres pays d’Europe qui souhaitaient participer à ce camp », raconte-t-elle. Au cours des derniers mois, des parents ukrainiens ont peut-être voulu saisir cette occasion d’envoyer gratuitement leurs enfants dans ces lieux réputés, croit-elle.
Oleksandra Romantsova, directrice exécutive du Centre pour les libertés civiles, à Kiev, colauréate du prix Nobel de la paix en 2022, dit aussi comprendre les parents qui ont pris cette décision d’envoyer leurs enfants dans un endroit à l’abri des combats. « Mais ils ont de gros problèmes maintenant pour les ramener en Ukraine. Et si ces enfants deviennent orphelins pendant qu’ils sont dans les camps, l’Ukraine n’a aucune information sur eux [pour les rapatrier]. »
Pour récupérer leurs enfants, des mères ont dû quitter l’Ukraine pour se rendre en Pologne, puis transiter par les États baltes ou la Biélorussie avant d’atteindre la Russie et aller elles-mêmes dans les camps.
Cours en russe
Des enfants qui sont revenus de ces camps (certains sont revenus avec leur groupe) ont rapporté que des cours sur l’histoire et la langue russes leur étaient offerts. La culture y était aussi promue par le biais de films russes qui leur étaient présentés et de chants patriotiques russes qui leur étaient enseignés. Avant de rentrer en Ukraine, des enfants auraient reçu des cadeaux.
Les demandes d’entrevue du Devoir auprès du gouvernement russe sont demeurées sans réponse. Mais des représentants étatiques ont laissé sur Internet plusieurs traces documentant la participation d’enfants ukrainiens à ces camps de vacances.
Les 6 et 7 août derniers, Maria Lvova-Belova, commissaire aux droits de l’enfant auprès du président de la Fédération de Russie, a publié sur son compte Telegram une série de photos et de vidéos d’enfants du Donbass participant à un camp dans la région de Krasnodar, en Russie, en compagnie d’enfants russes. Une vidéo montrant des adolescents brandissant des drapeaux russes et entonnant des chants patriotiques a notamment été mise en ligne. La commissaire écrit qu’elle espère que ces jeunes verront « les possibilités qui s’offrent à eux en Russie ».
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« J’aime la Russie »
En octobre, l’autorité régionale de Kherson a publié sur Telegram une série de photos et de vidéos d’enfants de la région en séjour dans des camps de vacances en Crimée et à Krasnodar en mentionnant qu’il s’agissait de vacances « inoubliables ». Dans une vidéo, des jeunes sont rassemblés pour écouter l’hymne national russe. Le 15 février, une des publications mentionne que 30 enfants de la région, qui ont remporté le concours « J’aime la Russie », ont pu séjourner au camp Artek, en Crimée.
Des publications font aussi état d’enfants ukrainiens malades qui sont soignés en Russie. Le 12 août, Maria Lvova-Belova publie sur Telegram la photo d’un garçon du Donbass qui souffre d’une grave blessure à l’oeil et qui a été emmené à Moscou pour être soigné. Les soins ont été financés par un fonds humanitaire russe, indique-t-elle.
Garder le pouvoir
Pour Oleksandra Romantsova, « le principal objectif de Poutine en ce moment est de garder le pouvoir en Russie, ce qui veut dire qu’il doit offrir quotidiennement à la population de nouvelles histoires sur la grandeur de la Russie ». En montrant qu’il « porte secours » aux enfants ukrainiens, le gouvernement russe cherche avant tout à présenter aux Russes une vision humanitaire des gestes qu’il pose en Ukraine, analyse-t-elle.
Comme d’autres intervenants interrogés, Kateryna Rashevska croit que la majorité de ces enfants reviendront en Ukraine. Mais avant leur retour, le gouvernement russe cherche à les « russifier », estime-t-elle. « Il veut créer cette loyauté envers la Fédération de Russie pour qu’après cette guerre, ces enfants ne soient pas convaincus que la Russie est l’agresseur et qu’il s’agit d’un mauvais pays », dit-elle. Une stratégie qui pourrait porter fruit, craint-elle, et ébranler l’échiquier politique et social ukrainien pour les années à venir.