En Pologne, les réfugiés ukrainiens s’intègrent en dépit de l’incertitude

Des réfugiés ukrainiens à bord d'un bus qui venait tout juste de franchir la frontière polonaise, en mars dernier
Photo: Angelos Tzortzinis Agence France-Presse Des réfugiés ukrainiens à bord d'un bus qui venait tout juste de franchir la frontière polonaise, en mars dernier

C’est son petit havre de tranquillité. Depuis la fenêtre de sa chambre, Alina Dukhonchenko fait signe d’entrer dans sa maison cubique de trois étages. Le soleil hivernal fait ses dernières incursions de l’après-midi dans la campagne polonaise de Jakubowizna. C’est ici, dans ce village à une heure de Varsovie, que cette mère ukrainienne a trouvé refuge avec sa fille, Polina, en mars 2022. Il est passé 15 heures. Le foyer s’anime. « C’est le moment où les enfants reviennent de l’école », précise Alina, affable. Des rires de bambins fusent de la cage d’escalier, qui craque sous leurs pas. Alina et Polina ne vivent pas seules.

La « Maison des mères indépendantes », instituée par l’ONG Fundacja Otwarty Dialog, c’est ainsi que se nomme le foyer où Alina séjourne avec six femmes et douze enfants, tous ayant fui l’agression russe. « Il y a peu, nous étions plus nombreux dans la maison, mais deux familles sont reparties en Ukraine déjà », précise Alina. Originaire de Zaporijjia, dans le sud-est de l’Ukraine, la femme divorcée de 29 ans ne rêve que de rentrer, elle aussi, pour réaliser son ambition « d’ouvrir un centre pour enfants aux besoins particuliers », un rêve que la guerre a pulvérisé. Elle estime cependant le danger russe encore trop grand, alors pas question de quitter la Pologne de sitôt.

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Le foyer est un reflet des relatives réussites de l’accueil des réfugiés en Pologne, un an après le début de la guerre. Les petits (comme des milliers d’autres aux quatre coins de la Pologne) fréquentent une école polonaise située à une vingtaine de kilomètres de là. Quant aux six mères, elles ont su trouver un emploi, à l’instar des quelque 60 % de réfugiées ukrainiennes encore en Pologne. Un exode qui a surtout pris un visage de femme, les hommes de 18 à 60 ans n’étant pas autorisés à sortir du pays pour cause de mobilisation générale.

C’est un peu par hasard qu’Alina a posé ses valises faites à la hâte à Jakubowizna. Le 4 mars 2022, fuyant les bombes, elle est arrivée à la gare de Varsovie désorientée. « Dix jours plus tard, grâce à l’aide d’un volontaire, nous avons trouvé cet endroit qui, rapidement, est devenu ma deuxième maison. »

Une nouvelle vie en exil, avec son lot d’incertitudes. « On s’entraide dans le jardin, on cuisine, on fait le ménage ensemble. C’est comme si la vie continuait. Mais nul ne sait combien de temps nous pourrons être logés ici », soulève-t-elle. Pour l’heure, les résidantes du domicile ne paient pas de loyer, ce qui leur permet « d’envoyer un peu d’argent à [leurs] proches restés en Ukraine ».

Alina partage sa chambre avec Inna Martynova, qui berce son petit Stepan, né six jours avant l’offensive du 24 février 2022. Au printemps, cette ancienne coiffeuse de 33 ans a déserté sa localité occupée par l’armée russe, où son mari vit toujours, afin de gagner la Pologne. Elle partage depuis sa chambre avec Alina.

La barrière de la langue, après quelques mois, s’estompe peu à peu, « l’ukrainien et le polonais partageant une certaine proximité », raconte Inna. Dans le cadre de la porte apparaît au même moment une de leurs consoeurs, Marina Riabinna. Elle vient de finir son quart de travail dans un supermarché de la banlieue de Varsovie : « Huit autres Ukrainiennes y travaillent aussi », dit-elle d’une voix énergique, ajoutant qu’à l’école, sa « fille est en mesure de communiquer avec ses camarades polonais ».

Solidarité polonaise

La Pologne a, dès les premiers jours de l’invasion, ouvert grand ses portes aux réfugiés de l’Ukraine voisine. Plus de huit millions d’entre eux ont déferlé sur son territoire, ce qui fait de ce pays de 38 millions d’habitants de l’Europe centrale celui qui en a accueilli le plus. Le gouvernement polonais leur a accordé sans réserve l’accès au marché du travail, au système de santé et à l’éducation, ainsi qu’à certaines prestations sociales. C’est néanmoins la société civile qui, de l’avis de nombre d’ONG, a pris à bras-le-corps cet accueil. La grande solidarité polonaise, c’était aussi ces milliers de citoyens lambda qui ont afflué dans les gares de manière totalement désintéressée pour donner des vivres, ou ces particuliers ayant offert leur toit des semaines durant. Près de 80 % des Polonais déclarent avoir porté assistance aux réfugiés de guerre, relève Dominika Pszczółkowska, politologue affiliée au Centre de recherche sur la migration de l’Université de Varsovie, qui souligne « qu’une étude de [son] centre montre que la moitié des réfugiés de guerre toujours en Pologne sont hébergés gratuitement. L’aide se poursuit, mais la crise du logement s’est exacerbée dans la capitale polonaise, dans la foulée de la guerre. »

Sur fond d’inflation record (17 %), les frictions entre Polonais et Ukrainiens commencent à poindre, ajoute Agnieszka Kosowicz, présidente de Polskie Forum Migracyjne, une organisation d’aide aux exilés. « Le gouvernement a beaucoup fait pour permettre à ces gens de travailler légalement, mais ce n’est pas assez. Certains réfugiés ne sont pas en mesure de combler leurs besoins de base, comme se loger. Les mères célibataires ont aussi souvent du mal à assurer la vie de la famille et une garde pour les enfants, et il y a un manque chronique de places en garderie. »

Or, un an plus tard, force est d’admettre que la Pologne, un pays longtemps rétif à l’immigration, tient le coup. Ils seraient environ 950 000 réfugiés ukrainiensà séjourner en Pologne en ce moment. C’est sans compter la diaspora ukrainienne qui vivait déjà dans ce pays avant la guerre, qui s’élève à plus d’un million de personnes. « Les réfugiés ne se sont pas retrouvés à la rue, ça s’est mieux passé que je me l’imaginais », admet Mme Pszczółkowska. Les écoles polonaises se sont également mises en ordre de marche pour accueillir les petits ukrainiens, même si « beaucoup d’entre eux continuent leur éducation en ligne avec le programme ukrainien », ajoute la chercheuse.

La douleur de l’exil

La Maison ukrainienne de Varsovie, mise sur pied en 2009 sous l’égide de la fondation Nasz Wybór, est de ces initiatives de la société civile ayant pris part à l’effort d’intégration. Logés à l’angle d’un immeuble d’habitations du quartier paisible de Muranów, les locaux de l’ONG ont vu déferler, ces douze derniers mois, un va-et-vient de personnes tantôt en quête d’un logement, tantôt à la recherche d’un emploi. « D’une vingtaine d’employés avant la guerre, nous sommes passés à près de 200 employés, et l’offre d’aide est aussi diverse que les besoins », précise Valeriia Shakhunova, elle-même nouvelle dans l’équipe.

Un an plus tard, la forte affluence des débuts a diminué, à l’image de l’afflux qui s’est tari lui aussi. « Mais la grande difficulté, indique Valeriia Shakhunova, c’est la difficulté de prévoir sur le long terme. Certains ne veulent pas forcément apprendre la langue d’ici ; ils veulent retourner au pays au plus vite, ce qui pourrait être compromis si la guerre perdure. »

En cet après-midi de grisaille, la grande salle du centre s’est mutée en parterre improvisé. Un groupe de femmes entame la répétition d’une pièce de théâtre. Ces comédiennes en herbe, toutes réfugiées, la mettront en scène dans quelques jours.

Texte entre les mains, Anna Michalova, 38 ans, « rêvait de faire du théâtre depuis toute petite ». L’activité lui permet « d’évacuer les soucis du quotidien et de faire connaissance avec des femmes qui vivent une situation similaire ». Depuis mars dernier, cette mère de famille vit de petits boulots de gardiennage d’enfants. « Rien à voir avec mon emploi en Ukraine, où j’étais gérante d’une chaîne de restauration ! » Évoquer sa vie d’avant lui brouille soudain les yeux.

Apaiser la douleur de l’exil ? À l’école ukrainienne de Varsovie, dans le quartier d’Ochota, le drapeau jaune et bleu qui flotte en face désigne ses couleurs. Ici, on vit à l’heure du programme éducatif ukrainien, « tout en donnant des cours de polonais aux élèves », précise la directrice de l’établissement, Oksana Kolesnyk, 44 ans, originaire de Tchernihiv. Du corps enseignant aux 270 élèves de 8 à 17 ans, ils ont tous fui la guerre lancée par Moscou, venant des quatre coins de l’Ukraine. Kiev, Donetsk, Louhansk, Zaporijjia, Mykolaïv, Kharkiv… Autant de lieux de provenance que d’expériences, de traumatismes aussi.

Larysa Lybchenko, la soixantaine, y enseigne les mathématiques depuis les tout débuts. Une manière pour cette réfugiée d’Izioum, une ville reprise par les forces armées de Kiev, de se reconstruire après le calvaire. « J’ai 42 ans d’expérience et jamais je n’ai connu un pareil environnement de travail. Travailler ici, c’est une sorte de refuge, comme une grande famille solidaire. » Mis sur pied dès avril 2022, l’établissement a ouvert ses portes en un temps record. Une équipe de trois psychologues s’y est rapidement greffée. « Au quotidien, le thème de la guerre est abordé le moins possible, en reparler peut faire resurgir les traumatismes, souligne la directrice Kolesnyk. Le but, c’est d’essayer de redonner à ces enfants une sensation de vie normale. »

Polina, 10 ans, s’y plaît bien. « Même que je la préfère à mon ancienne école en Ukraine. J’ai beaucoup d’amis ici », glisse la jeune élève dans sa grande robe à carreaux, l’air discret. Les dessins qui figurent au mur à l’avant de sa classe, en revanche, parlent d’eux-mêmes. Une femme aux longs cheveux blonds, le regard tourné vers le sol, tient dans ses bras un nourrisson enveloppé dans une couverture rouge, comme tachée par le sang. Une pluie de missiles marqués du drapeau russe s’abattent autour. Le portrait porte l’inscription « Comme mon Ukraine a mal ! » L’auteure a signé de son prénom, dans le coin droit : Polina.



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