L’Ukraine, ce vaste champ de mines

Ça ne prend que quelques fragments de seconde. Une mine explose, et une vie est défigurée à tout jamais. Le fléau des mines antipersonnel a repris du service en Ukraine, tandis que près de la moitié du pays est contaminée, selon les plus récentes estimations. Visite chez les volontaires qui oeuvrent à désamorcer ce vaste champ de mines.
Le soleil ne se lève que dans deux heures, mais Kristina, qui préfère qu’on taise son nom de famille pour des raisons de sécurité, et son équipe de démineurs sont déjà debout. Ils embarquent dans une voiture qui les conduit près du front. Un avant-poste militaire les attend. On leur donne leur mission du jour : « on avance dans cette direction, on a besoin d’aide pour nettoyer cette route ».
Le travail de déminage débute. « On se sépare en paires, raconte Kristina au Devoir. Il y a une personne avec un détecteur de métal et une autre avec une sonde. Si on entend un “bip’’, on se penche, on tâte le sol avec la sonde. Si c’est juste un déchet de métal, on continue. Si c’est une mine, on la fait exploser. On détruit tout. Il n’y a pas de raison d’en faire un souvenir. Après, on laisse une marque au sol pour indiquer que c’est nettoyé. Et pour que les voitures ne sortent pas de ces lignes ! »
Cette Ukrainienne d’à peine 30 ans a quitté son pays natal à l’âge de 8 ans pour vivre en Angleterre. Elle a décidé de retourner en Ukraine quand la guerre a éclaté, appelée par le devoir. « Je voulais aller là-bas surtout pour les enfants, pour éviter qu’ils retrouvent des jouets piégés ou qu’ils retrouvent leur chambre bourrée d’explosifs. La cruauté sur les enfants, c’est dégoûtant. »
Les démineurs ukrainiens comme elle se focalisent pour l’instant sur les mines posées à l’extérieur. Après avoir nettoyé les régions de Boutcha, Hostomel, puis Irpin, l’équipe de Kristina se concentre maintenant sur l’est du pays. Jusqu’à 15 mines antipersonnel et 2 mines antichars peuvent être neutralisées en une journée, sur une route de trois kilomètres en moyenne. « Le jour suivant, ça peut être rien, Dieu merci », dit-elle. « Parfois, une petite route peut prendre des semaines. »

Formée en urgence au Kosovo, elle est la seule civile de son régiment. « Je n’ai pas de peur dans ce travail », assure-t-elle, la confiance dans la voix. « J’en tire un plaisir, parce que je sais combien c’est vital, et il n’y a pas beaucoup de sapeurs en Ukraine. »
Le vrai danger, selon elle, c’est quand le front se déchaîne tout autour. « Parfois, on arrive au point où on va travailler et on encaisse d’intenses tirs d’artillerie. On apprend qu’un tank est à proximité. La journée est terminée. On se cache et on attend. [Rire] Il faut attendre. On peut passer presque une heure sous un arbre à patienter jusqu’à ce que les bombardements cessent et qu’on puisse se rendre à notre véhicule pour quitter la zone. »
Le soir, tout s’arrête. Bien voir l’explosif est trop important « Tant qu’il y a du soleil, on travaille », dit-elle en riant. Sa bonne humeur émaille d’ailleurs toute l’entrevue. « Je garde mon humour, parce que, qu’est-ce que je peux faire ? Rendre la scène encore plus déprimante va me rendre coucou. »
Le Canada comme allié
Le Canada ne participe pas pour l'instant aux opérations de déminage, car la guerre fait toujours rage et que le front bouge encore, indique Anne Delorme, directrice générale d’Humanité et Inclusion, un des mandataires du Canada en Ukraine dans ce dossier.
« On est présentement dans l’éducation aux risques, surtout pour les enfants. On fait de l’assistance aux victimes des mines antipersonnel avec de la réhabilitation et des prothèses », indique-t-elle.
Entre février et septembre 2022, le Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme a enregistré 277 victimes civiles de mines en Ukraine.
Pas moins de 250 000 km2 de territoire sont désormais souillés par ces engins explosifs, selon le premier ministre ukrainien, Denys Shmyhal. Les estimations canadiennes indiquent plutôt que 300 000 km2 de territoire sont contaminés, soit près de la moitié du pays. Cette superficie équivaut à l’essentiel du territoire québécois habité. « Jamais un pays n’a été si contaminé depuis 50 ans », précise Anne Delorme. Il faudra encore 50 ans pour venir à bout du déminage de l’Ukraine, avance-t-elle.

« Ça empêche les civils de reprendre une vie normale. [Les mines] ont l’objectif de mutiler, de terroriser et de saturer le territoire. Quand on dit mutiler, ça veut dire qu’on crée des blessures complexes et difficiles à soigner, pas pour tuer la personne. Ça a pour effet de terroriser la communauté. »
Les Russes ont rivalisé d’ingéniosité (et de cruauté) dans ce conflit en déployant cinq types de mines jamais vues auparavant, notamment les terribles « POM-3 ». « Plutôt que de piler sur la mine pour l’activer, quand tu t’approches d’elle, la mine ressent les vibrations, s’élève en l’air et explose. Les fragments frappent les yeux, le visage, le ventre », explique Anne Delorme.
Autre horreur : les mines dites « papillons », qui ne sont pas plus grosses qu’un poing et qui ressemblent tristement à un jouet. Larguées aléatoirement par des avions, elles deviennent parfaitement invisibles sous les feuilles d’automne.
La Russie possède le plus grand stock de mines dans le monde, avec plus de 28,5 millions d’unités recensées. « On parle d’une mine par Ukrainien », fait remarquer Anne Delorme.
Des cartes pour déjouer les mines
Une dizaine d’organismes internationaux s’affairent en Ukraine à contrer ce fléau. « La façon la plus efficace pour sauver des vies, c’est en éduquant les gens sur les dangers », soutient Colin King, le dirigeant de Fenix Insight, une entreprise basée au Royaume-Uni.
Son équipe a distribué quelque 40 000 paquets de cartes pour sensibiliser les citoyens aux risques de ces explosifs.
« Quand on a déjà vu un exemple sur les cartes, c’est plus facile ensuite d’appeler les autorités pour signaler le danger. »

Au coût de production de deux dollars, ces paquets sauveront bien des vies, espère Colin King. « Ça va dans les mains de citoyens, mais pas seulement. Ils sont dans les mains des soldats au front, des forces spéciales, des policiers, des démineurs, des organismes humanitaires, mais aussi dans les écoles et les camps de vacances. Ils sont vraiment partout, de la Pologne jusqu’aux lignes de front. »
L’effort de guerre des démineurs pourrait durer moins longtemps que 50 ans, selon lui, tant les ressources abondent en Ukraine. « Dans 50 ans, on va encore trouver des bombes dans le sol, c’est sûr. Mais on trouve encore des bombes dans le sol en France, plus de 100 ans après la Première Guerre mondiale. Le pays n’arrête pas pour ça. »
Sauf qu’avant de déminer à grande échelle, le conflit devra d’abord s’arrêter.