La vallée des charniers, entre désolation et résilience bosnienne

Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir «Čančari 5», dans la vallée des charniers. Les restes de 506 personnes ont été découverts sur ces lieux, dont 372 ont été identifiées. La fosse se trouve aux abords de la route, où une maison abandonnée surplombe un large champ.

À l’été 1995, plus d’une dizaine de fosses communes « secondaires » ont été creusées sur le chemin Čančari, à Kamenica, bourgade de Bosnie orientale. L’objectif, maquiller les crimes commis lors du massacre de Srebrenica en déplaçant les cadavres, sur fond de pression internationale croissante. Le Devoir s’est rendu sur les lieux, que l’on surnomme la « vallée des charniers ».

L’ampleur du carnage se mesure à l’aune des murs vert délavé, constellés d’impacts d’armes automatiques. La petite scène de théâtre en bois, ou du moins ce qu’il en reste, est elle aussi défigurée : c’est là qu’on forçait les hommes à se masser pour les abattre comme du bétail. Difficile d’imaginer que des rires d’enfants ont pu fuser ici, à une époque d’avant-guerre où l’on y venait se cultiver.

Le centre culturel de Pilica, non loin de Zvornik, dans le nord-est de la Bosnie-Herzégovine, s’érige en gigantesque scène de crime, comme d’autres ont pu être révélées depuis la fin du conflit ayant mis à feu et à sang l’ex-république yougoslave, dans les années 1990. Ce fut l’un des multiples lieux d’exécution du massacre de Srebrenica, lors duquel, en l’espace de quatre jours, en juillet 1995, plus de 8000 hommes et garçons bosniaques musulmans furent exécutés dans ce qui fut qualifié par après de « génocide » par la justice internationale.

Il règne un calme lugubre dans l’enceinte du centre culturel. Du plafond défoncé pendent des planches de bois pourries. Le sol est jonché de détritus, et les fenêtres surélevées par lesquelles ont pu tirer les forces de la VRS (l’armée des Serbes de Bosnie) sont inondées de plantes envahissantes. Ici, le 16 juillet 1995, furent exécutés sommairement 500 Bosniaques musulmans, à coups de mitrailles et de grenades. Tous ou presque avaient été faits prisonniers alors qu’ils tentaient de fuir l’enclave de Srebrenica, prise d’assaut par les forces bosno-serbes.

« Lorsque les enquêteurs forceront la porte du centre culturel, ils découvriront des traces évidentes du massacre et des conditions dans lesquelles il a été perpétré : impacts de balles, traces d’explosifs, taches de sang, restes de débris humains, partout, jusqu’en haut des murs », conclura, en août 2001, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY).

Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir S.H. et son frère Omer sur leur terre à Kamenica. Les deux frères ont échappé au massacre de Srebrenica en fuyant dans la forêt.

Il n’y eut aucun survivant au centre culturel de Pilica. Seule une poignée de rescapés d’autres tueries, notamment au sein du hangar de Kravica, à une trentaine de minutes de Srebrenica, ont pu témoigner d’une horreur similaire. « Les coups de feu ont continué toute la nuit. Ils faisaient une pause, puis revenaient. Ensuite, ils arrêtaient et lançaient une série de grenades à main par les fenêtres. […] J’avais l’impression d’avoir des braises sous le ventre tellement ce sang était chaud », a ainsi raconté le témoin protégé PW-111 devant l’audience du TPIY. Cette soirée du 17 juillet 1995, dans l’entrepôt de Kravica, furent abattues plus d’un millier de personnes.

Dissimuler les preuves

 

Vingt-sept ans plus tard, ce hangar à la façade blanche fait l’objet d’une remise à neuf. Aucune plaque commémorative ne figure sur les lieux. Rien n’a été mis en place, non plus, devant le centre culturel de Pilica, pour commémorer la tragédie, si ce n’est ce graffiti affiché sur un mur de la pièce en l’honneur du général Ratko Mladić, l’une des têtes pensantes du massacre de Srebrenica, qui croupit aujourd’hui dans une prison de La Haye.

Le « boucher des Balkans », coupable de crimes de guerre et de génocide, est érigé en héros en République serbe de Bosnie, l’une des deux entités du pays mises sur pied dans la foulée des accords de paix en décembre 1995. Faute d’un devoir mémoriel, les faits historiques y sont travestis, réécrits, souvent niés. La supérette achalandée qui jouxte le centre culturel de Pilica donne une consternante apparence de normalité au lieu.

Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir Le centre culturel de Pilica, 16 juillet 1995 : environ 500 Bosniaques, hommes et enfants, ont été exécutés pas les forces serbes bosniennes à l’intérieur de l’édifice. Derrière la scène et sur les murs, les impacts des tirs sont toujours visibles

Maquiller les crimes. Le mot d’ordre était déjà le même à l’époque de la guerre. Le lendemain de l’exécution, les centaines de cadavres du centre cultuel furent jetés non loin de là, dans une fosse commune de la ferme de Branjevo, où près de 1 200 personnes venaient déjà d’être tuées. Mais les dépouilles n’y ont pas été enterrées bien longtemps.

D’août à novembre, un peu partout en Bosnie, les forces serbes mettent en marche les excavatrices et exhument les cadavres de plusieurs fosses d’origine pour in fine les enterrer en d’autres lieux, plus disparates et difficiles d’accès. Comme pour mieux dissimuler les preuves, dans la précipitation. Et ce, au moment même où la pression de la communauté internationale se faisait croissante à la suite du drame de Srebrenica. « Cette opération de transfert dans des fosses secondaires était une conséquence naturelle et prévisible des exécutions et du plan initial d’ensevelissement des corps échafaudé dans le cadre de l’entreprise criminelle commune », de conclure l’un des actes d’accusation du TPIY.

Le chemin Čančari est l’un de ces sites où d’innombrables dépouilles ont été mises en terre pour une deuxième fois. Pour y accéder, il faut longer la Drina, puis tourner à l’embranchement d’une discrète entrée vers la forêt. Coincé au creux de collines, le village de Kamenica apparaît en roulant le long du chemin Čančari, où 13 « fosses communes secondaires » ont été décelées par la police scientifique. Treize fosses sur près de cinq kilomètres, disposées tantôt dans les cours de maisons, dans des fosses septiques, le long de la route… Ici, on surnomme l’endroit la « vallée des charniers ».

Vivre « parmi ceux qui nous ont chassés »

Le soleil perce la brume enveloppant Kamenica et, au loin, sur la route sinueuse, apparaît un adolescent. Il s’appelle Muhamed, habite dans la maison au mur de crépi bleu, un peu plus bas, et doit bien être l’un des seuls garçons de son âge à habiter la bourgade.

La jeunesse, ici comme en Bosnie, se destine à l’exode. La population locale, de quelques milliers d’habitants avant la guerre, a fondu radicalement. Les emplois sont rares, sinon absents. « Ma famille est native d’ici, d’où elle a été chassée par la guerre. Elle s’est réfugiée un temps à Srebrenica, avant d’être rechassée… Mais c’est mon papa qui va vous raconter tout ça », dit Muhamed.

Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir L’école du village. Non loin du mémorial de Kamenica se trouve l’école de la petite bourgade. Collée sur le bâtiment principal qui a été rénové, une portion en ruine est toujours visible, marquée par les impacts de projectiles.

Le voilà qui arrive justement : Omer Hrnjić, l’air affable, me reçoit pour discuter autour d’un café bosniaque sur la terrasse de sa demeure, bordée par une petite exploitation agricole. Ce rescapé du massacre de Srebrenica se rappelle des « attaques tout autour », dans son village, lorsqu’il a pris la fuite en 1993. Quatre ans après la paix, il est revenu poursuivre sa vie à Kamenica. Il tire depuis sa subsistance du travail de la terre, comme en témoignent ses moutons, le petit champ de maïs et le potager qui borde le domicile.

S.H, son frère de 54 ans, qui ne préfère que donner ses initiales pour préserver son identité, philosophe en pasteurisant ses jus de prune. « Nous voulons rester debout. Nous avons accepté de revenir vivre de nouveau parmi les mêmes qui ont voulu nous égorger, nous massacrer et nous chasser un moment donné, car nous souhaitons vivre dans un pays, la Bosnie, libre de toutes séparations ethniques », lâche l’homme.

Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir À l’embouchure de la rivière Kamenica, une petite route sinueuse longe le cours d’eau à travers la vallée. Ici, en bordure de la route, à quelques mètres tout au plus, des fosses communes ont été découvertes à la fin de la guerre. Treize sites secondaires ont été découverts le long de la route Čančari à proximité de Zvornik. Pour la plupart, les fosses ont été découvertes aléatoirement par les villageois qui pratiquent l’agriculture. Ces emplacements ont été examinés par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et font partie des preuves présentées lors des procès qui se sont tenus à La Haye, aux Pays-Bas. À ce jour, 47 personnes ont été condamnées pour ces crimes et pour tentative de dissimulation de preuves.

S.H prend congé, le travail l’attend sur sa parcelle. C’est Omer qui impose la suite en se faisant guide de son village. Il tient à montrer où se situent les différentes ex-fosses communes qui parsèment le voisinage. Omer sait que lui ou son frère auraient pu finir dans l’une d’elles.

Premier arrêt : le charnier « Čančari 2 », à l’orée du village de Kamenica, attenant à la rivière du même nom. Un homme habite en face, dans la maison blanche qu’il a lui-même reconstruite quelques années après la guerre. Mevludin Memić est revenu vivre à Kamenica, après s’être réfugié un temps en Europe de l’Ouest. À son retour, comme la plupart des villageois de la vallée des charniers, il fait une macabre découverte : sa terre était gorgée de squelettes. « C’était étrange, comme si la terre avait été retournée… » Il en émerge chaussures et morceaux de vêtements. Les fouilles réalisées en 2002 sur le site, menées entre autres par l’Institut bosnien des personnes disparues, permettront de retrouver 224 restes humains, pour la plupart des victimes du génocide de Srebrenica, dont 114 identifiées.

Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir «Čančari 2», dans la vallée des fosses. Des restes humains de 224 personnes ont été retrouvés, provenant majoritairement de Srebrenica, dont 114 ont été identifiées.

Le sol qui recouvrait jadis la fosse est désormais embelli d’un petit jardin jouxté d’une corde à linge. Une stèle a été apposée tout près, à l’instar d’autres ayant été disposées à l’initiative de résidents du coin, comme un peu partout le long de la vallée des charniers. Impossible, semble-t-il, de vivre tout en faisant abstraction d’un lieu aussi chargé de souffrances ? « Ça me traverse l’esprit parfois, j’imagine juste les maux qu’ils ont vécus, surtout à Pilica, c’est de là qu’ils venaient apparemment… On a déménagé les corps. »

Maisons carbonisées

 

La tournée des fosses continue. « Il y en a une là-haut, on peut y aller à pied », lance Omer. Dénommée « Čančari 5 », elle se trouvait là, dans le champ aux abords de la route. On la devine à la végétation qui change subitement. Les restes de 506 humains ont été exhumés en 2006 ; l’identité de 372 individus, révélée. « Il y a eu des cas où des parties d’un même corps ont été retrouvées dans quatre fosses différentes », explique Omer. Derrière, une grande maison calcinée surplombe les environs à l’ombre d’un grand pin. « Les gens qui l’habitaient ne sont jamais revenus. La nôtre était comme ça quand on est revenus, brulée par les forces serbes. » La fosse, « Čančari 10 », située un peu plus loin, recelait le bilan le plus macabre : les restes de 1153 personnes.

Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir Trente années nous séparent du début des hostilités qui ont frappé la Bosnie-Herzégovine au début des années 1990, mais les traces de cette guerre sont toujours visibles en dehors des villes. Les maisons abandonnées rappellent ceux qui sont partis et qui ne sont jamais revenus.

Toujours sur ce même chemin, dans la fosse « Čančari 7 », moins de la moitié des 200 individus retrouvés ont pu être identifiés par les médecins légistes. Des pommiers ont poussé à l’endroit précis du charnier, qui fut creusé en biais d’une maison jaune canari. Son occupant n’y met les pieds que « très rarement ».

La visite se clôture en passant par l’imposant mémorial au bout de la bourgade qui rend mémoire aux vies fauchées de Kamenica. Les environs sont toujours marqués par la violente campagne de nettoyage ethnique qui y a été orchestrée par les forces bosno-serbes à l’encontre des Bosniaques de Kamenica, comme un peu partout ailleurs au pays. L’objectif, empêcher tout retour possible, avec, à chaque fois, une logique implacable : brûler, piller, chasser. Sur le chemin Čančari défilent des maisons carbonisées, inertes. La nature a repris ses droits à certains endroits, comme au deuxième étage de cette bâtisse éventrée où un tilleul a élu domicile ; dans l’herbe à côté, une herse abandonnée rouille sous le soleil d’après-midi.

Photo: Charles-Frédérick Ouellet Le Devoir «Čančari 7». À la croisée des chemins dans un champ où se trouve un petit verger, les corps de 200 personnes ont été trouvés, dont 97 ont pu être identifiées.

Mais la vie, timidement, reprend aussi son cours. Le bruit des grelots de chèvres, celui du marteau résonnant dans le pré ou du bêlement de la vache en contrebas en sont le symbole. Des habitants comme Omer y sont revenus peu à peu, reconstruisent leur vie pierre par pierre. La vallée des charniers n’est pas que désolation. Elle offre, surtout, une étonnante leçon de résilience.

Avec Ermina Aljičević

 

Ce reportage a été financé grâceau soutien du Fonds de journalisme international Transat- Le Devoir .

  

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