L’Écosse sans la reine vacille

Le cercueil royal fait d’abord étape quelques jours à Édimbourg, où il est arrivé dimanche après-midi.
Jean-Louis Bordeleau Le Devoir Le cercueil royal fait d’abord étape quelques jours à Édimbourg, où il est arrivé dimanche après-midi.

Le cercueil d’Élisabeth II a quitté dimanche matin la demeure royale de Balmoral, en Écosse, en route vers Londres pour les funérailles. Il fait d’abord étape quelques jours à Édimbourg, où il est arrivé dimanche après-midi. Cette escale n’a rien d’anodin. Le pays des tartans menace à nouveau de proclamer son indépendance.

La reine a toujours eu un faible pour l’Écosse. Sa résidence préférée, là où elle a poussé son dernier soupir, se trouve au creux d’une verdoyante vallée du nord de la Grande-Bretagne. Sa propre mère a grandi dans une famille noble écossaise.

Des dizaines de milliers d’Écossais lui ont rendu cette affection dimanche, lors du passage du corbillard royal en plein centre d’Édimbourg.

Une salve d’applaudissements a accompagné le cortège jusqu’à la halte funèbre du palais d’Holyroodhouse, la demeure officielle des souverains dans la capitale d’Écosse.

« Les Écossais sont plus attachés à la monarchie qu’au gouvernement de Westminster », affirme l’Édimbourgeois Andrew Smith, tout juste après le passage de la reine. « Elle tenait ensemble le Royaume-Uni avec sa figure de matriarche. Le prince Charles… Je veux dire le roi Charles aussi est aimé. Mais est-ce qu’il sera aimé suffisamment ? Je ne sais pas. »

Charles McGlone et sa mère, Fiona Henderson, ont aussi observé le passage du corbillard avec émotion. Enveloppés respectivement des drapeaux du Royaume-Uni et de l’Écosse, ils sont inquiets pour l’avenir de leurs pays.

« Il y a encore de la place pour cette institution en 2022 », tranche le plus jeune. « [La monarchie] est apolitique, alors qu’on voit dans d’autres pays des politiciens qui tentent des coups d’État. La famille royale place toujours le peuple au-dessus de la politique. »

« Est-ce qu’on pourrait avoir un gouvernement écossais indépendant, mais demeurer sous la couronne ? Lors du référendum [en 2014, avec pour résultat le non à 55,3 %], le camp du oui a été silencieux là-dessus », dénonce sa mère. « Mais, la vraie question, c’est d’où va venir l’argent ? On n’est pas transparent sur ce point. Si c’est uniquement pour les drapeaux et les chansons, ça ne passera pas. Ça prend aussi des politiciens diplomates, des esprits brillants, pas des gens qui se querellent et qui veulent l’indépendance que pour eux. » 

D’abord en retrait, la mère de Fiona, Theresa Henderson, ajoute son commentaire en tant que fière Irlandaise. « Les bénéfices de l’indépendance de l’Irlande ne sont venus que bien plus tard, quand nous avons rejoint l’Union européenne. Et puis, nous avions des politiciens exemplaires et honnêtes. » Elle prend une pause pour peser ses mots. « J’espère que le roi Charles sera comme sa mère. »

Le Royaume de l’indécision

À quelque 70 kilomètres à l’ouest, l’atmosphère était bien moins cérémonieuse dans la moderne ville de Glasgow. La veille, les rues étaient remplies de joyeux fêtards. Poser des questions à propos de la reine en ce samedi soir, c’est obtenir un geste de la main au-dessus de la tête comme réponse. Ou alors des vociférations au fort accent gaélique.

Guitare en bandoulière, Andrew Tom Neil, 26 ans, vient de terminer un spectacle au centre-ville. « C’était plus tranquille qu’à l’habitude, c’est clair. » Pour lui, la mort de la reine ne changera rien. L’indépendance est inévitable. « Ça fait des décennies qu’on n’a pas voté pour les gens qui nous représentent à Londres. Je ne veux plus être agacé avec des décisions qui ne nous respectent pas. Chaque pays devrait décider de ce qu’il y a de bien pour lui. […] De toute façon, la Grande-Bretagne est foutue. »

Devant sa scotch ale, Simon Flockhart tient en laisse un « english cocker », une race de chien qu’il surnomme affectueusement « scottish cocker ». Il n’en demeure pas moins très attaché au Royaume-Uni ainsi qu’à la couronne britannique.

« C’est 50/50 ici. Pour chaque monarchiste, tu as un antimonarchiste. Pour chaque adhérent à l’Union européenne, tu as un partisan du Brexit. C’est vraiment divisé », concède-t-il.

En réalité, 62 % des Écossais ont voté en 2016 pour demeurer européen, le plus fort pourcentage de tout le royaume. La poursuite du Brexit en dépit de cette majorité claire en déçoit justement beaucoup. C’est sur cette « trahison » qu’insiste le camp du oui en dormance. « J’étais contre l’indépendance, puis le Brexit est arrivé », fait valoir un témoignage en une de son site Internet.

Le roi équilibriste

 

Dimanche, à Édimbourg, des « Boo » d’indépendantistes ont été entendus après les « Hooray » lors de la proclamation qui a officialisé le règne de Charles III. Ces huées trouvent écho chez les politiciens. Nicola Sturgeon, la première ministre d’Écosse, et membre du parti national écossais (PNS), a déjà avancé la date du 19 octobre 2023 pour la tenue d’un second référendum sur l’indépendance.

Son adversaire idéologique, la nouvelle première ministre britannique, Liz Truss, a déclaré plus récemment au moment de son investiture : « Pour moi, nous ne sommes pas que des voisins, nous sommes une famille. Et je ne laisserai jamais notre famille se séparer ! »

« C’est l’impasse au milieu d’une turbulence », résume en entrevue le professeur émérite de politique à l’Université d’Édimbourg James Mitchell. « Les gens du PNS avec qui je parle me disent qu’aller de l’avant avec un référendum serait de la folie. S’ils perdent le deuxième, ils n’auront plus cette chance avant très longtemps. »

Et puis, l’indépendance écossaise ne pourra prendre forme en opposition à la monarchie, confirme-t-il. « Il y a plus de républicains en Écosse que dans le reste du Royaume-Uni, mais ce n’est pas un mouvement très fort. »

James Mitchell est d’avis que les Écossais, avec un nouveau roi et une nouvelle première ministre en l’espace d’une semaine, souhaiteront vivre un peu de stabilité dans les prochains temps. « Le roi Charles va bientôt commencer une tournée du Royaume-Uni — ce qui est plutôt inhabituel — pour rassurer les pays constituants. […] Le risque, c’est qu’il s’implique trop politiquement. En privé, ça va, mais pas en public. S’il fait trop de lobbying sur des ministres, c’est là que la monarchie est vulnérable. »

La défunte reine s’était bien gardée d’interférer directement dans la politique du royaume. Elle énonçait toujours son opinion par des détours et des demi-mots. Sa position sur l’indépendance de l’Écosse n’avait dupé personne. Elle avait déclaré « que les gens réfléchiront très attentivement à l’avenir ». En d’autres mots, être la reine qui a perdu l’Écosse aurait entaché son legs à tout jamais.

Est-ce que trépasser en Écosse détenait une telle signification cryptique ? C’est peu probable, car elle passait presque tous ses automnes dans le Nord. Or, si la reine avait trépassé à Londres ou ailleurs, elle n’aurait pu recueillir une dernière fois les applaudissements du pays des tartans.

Selon le protocole annoncé, son cercueil doit être exposé 24 heures au public à la cathédrale Saint-Gilles avant de partir par avion vers Londres mardi soir.


Ce reportage a été financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.

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