L’aide à l’Ukraine sur un terrain miné par la corruption

Beaucoup d’argent et une question : les milliards de dollars que les pays occidentaux, dont le Canada, ont commencé à envoyer en Ukraine, pour aider l’ex-république soviétique à faire face à l’agression russe, à maintenir ses institutions démocratiques en place et à envisager le début de sa reconstruction, risquent-ils aussi d’alimenter la corruption dans ce pays où, avant la guerre, la chose était un fléau ?
Lundi, 9,6 milliards de dollars américains ont été accordés à l’Ukraine par les 27 pays membres de l’Union européenne, réunis en sommet extraordinaire à Bruxelles, pour soutenir le pays face à la crise en cours. Une somme qui s’ajoute aux 40 milliards d’aide des États-Unis annoncés à la mi-mai pour permettre à Kiev de résister et de ne pas s’écrouler face à l’envahisseur, et dont le potentiel de servir de carburant à la pratique du pot-de-vin et du détournement de fonds publics est toujours élevé.
Dans son rapport de 2021, l’organisme Transparency International a en effet classé l’Ukraine au 122e rang mondial, sur 180, en matière de corruption. Sur le continent européen, le pays aujourd’hui en guerre se classait, avant le conflit, au troisième rang parmi les plus corrompus, juste après la Russie, en tête, et l’Azerbaïdjan.
« La corruption est encore présente en Ukraine », reconnaît en entrevue au Devoir la spécialiste de ce pays et du problème Maria Popova, professeurede science politique à l’Université McGill. « Mais en 2022, nous avons beaucoup de raisons d’être optimistes quant au fait que l’argent provenant de l’étranger pour lui venir en aide va réellement contribuer à la reconstruction du pays plutôt qu’à l’entretien de cette corruption. »
C’est que, depuis huit ans, l’Ukraine s’est lancée dans une série de réformes institutionnelles afin de laver sa réputation en la matière. Une des pierres angulaires du projet est le système ProZorro — qui signifie « transparent » en ukrainien —, qui permet depuis 2014 aux marchés publics du pays, à leurs soumissions et surtout à leurs investissements de se faire loin de l’opacité d’antan. Le nouveau cadre a d’ailleurs été salué par la Banque mondiale, tout comme par le gouvernement canadien.
Depuis cette même année, tous les fonctionnaires du pays sont tenus de déclarer tous leurs revenus et biens, dans un détail encore peu mis en avant dans d’autres pays européens. La liste est même accessible en ligne pour permettre aux gens d’évaluer si le niveau de vie et les possessions de ces employés de l’État sont en adéquation avec leur salaire.
Le système judiciaire, sous la houlettede Volodymyr Zelensky, élu en 2019 avec un mandat clair de lutter contre la corruption, a également amorcé sa refondation, avec entre autres le lancement d’un corps judiciaire anticorruption qui a pris son envol quelques mois à peine avant le déclenchement de la guerre. Un bras judiciaire dont la portée pourrait toutefois être limitée dans un pays mis en ruine par les armées et la détermination de Vladimir Poutine.
« Le meilleur comparateur est certainement l’Afghanistan », résume en entrevue le politicologue Denis Saint-Martin, professeur à l’Université de Montréal et fin observateur de la corruption à travers le monde. « La fin de la guerre y a marqué le début d’une flambée de corruption », qui aujourd’hui place le pays au 174e rang mondial, sur 180, en la matière. Une corruption alimentée par la rencontre de l’argent de l’aideinternationale avec des institutions publiques faibles, le tout dans un pays profondément divisé, politiquement et socialement.
« L’Ukraine a une économie encore très enchâssée avec celle de la Russie, ajoute l’universitaire. Et après la guerre, on peut s’attendre à ce que l’ombre de la Russie continue de planer sur le pays, et avec elle celle de la corruption, qui a toujours été pour le Kremlin une manière de conserver son emprise sur des pays qu’il juge dans le giron de la Russie. »
Le scénario n’est pas à exclure, même si, depuis le début de l’invasion russe, il devient de moins en moins probable, estime pour sa part Maria Popova. « Les récentes guerres et leurs reconstructions se sont faites après des guerres civiles, différentes de celle qui se joue en Ukraine, dit-elle. Elles ont laissé des pays divisés, alors que l’Ukraine risque de sortir de cette guerred’invasion avec une volonté d’unité encore plus forte qu’avant. » Une unité à faire dans l’urgence d’ailleurs.
Un enjeu vital
Après l’amorce de la lutte contre la corruption pour se rapprocher de l’Ouest, de ses valeurs et de ses marchés, le projet de nettoyage et de transparence revêt désormais une dimension sécuritaire que l’agression russe vient, depuis le 24 février dernier, exacerber.
« Après la guerre, l’objectif principal va être, pour l’Ukraine, d’intégrer l’Union européenne (UE) et l’OTAN, dit Mme Popova. Le pays va alors subir une pression énorme pour atteindre ces objectifs. Il va se retrouver sous la loupedes législateurs de l’UE, des États-Unis, du Canada. Les conditions pour intégrer ces institutions, dont la lutte contre la corruption fait largement partie, vont devenir dans ce contexte une question de sécurité nationale. Le pays sait que sa sécurité comme État indépendant dépend du soutien de l’UE et de l’Amérique du Nord. Le ménage dans ses pratiques et dans ses institutions devient donc un enjeu vital. »
« L’UE et l’OTAN vont certainement aider l’Ukraine à se sortir du cercle vicieux de la corruption, croit Denis Saint-Martin, mais c’est un processus qui peut être long. Cela pourrait prendre de 10 à 20 ans. Pour le moment, il est facile pour l’Ukraine d’adopter des lois sévères. Mais c’est dans la mise en œuvre de ces lois que se trouve finalement le véritable effet. »
En 2019, la Fondation Konrad Adenauer, un groupe de réflexion d’origine allemande sur les politiques internationales, a d’ailleurs souligné dans un de ces rapports le décalage entre la transparence, qui s’améliore en Ukraine, et la corruption, dont l’éradication suit un rythme plus lent. « Il y a un manque de cohérence manifeste dans les poursuites judiciaires des cas de corruption », écrivait alors l’organisme, en décrivant l’Ukraine « comme un pays transparent mais corrompu ». « La prévention et la transparence ne sont que la première étape, et il faut désormais des institutions indépendantes destinées aux poursuites pénales et aux condamnations » pour mener les réformes à terme.
La brutalité de la guerre est certainement en train de faire changer les choses en Ukraine pour poursuivre dans cette voie, estime Maria Popova.
« Il y a eu beaucoup de réformes institutionnelles dans les dernières années, mais la volonté politique pour les faire correctement fonctionner n’était pas si claire, analyse-t-elle. Ce qui se passe désormais, c’est que la guerre a fait souffler un autre vent sur ces réformes et qu’elle incite les politiciens à les utiliser correctement. Les guerres peuvent aussi renforcer la cohésion des États. Et c’est ce qui se passe en Ukraine. Il y a une forte solidarité qui s’exprime désormais et qui va contribuer à renforcer les capacités de l’État et son efficacité, y compris dans sa lutte contre la corruption. »
De quoi réaffirmer la « révolution de la dignité » lancée en 2014, dont la nécessité se fait de plus en plus criante au regard de l’agression russe, et de plus en plus risquée, aussi, quand on regarde les besoins d’une reconstruction à peine amorcée dans l’ouest du pays et dont les chiffres vertigineux peuvent faire saliver les plus corrompus.
Plus de trois mois après le déclenchement de l’invasion, la Kyiv School of Economics a calculé que les pertes directes et indirectes dues à la guerre variaient de 543 milliards à 600 milliards de dollars. Une somme condamnée à augmenter, à mesure que le conflit s’éternise.