Vladimir Poutine et le spectre du 9 mai

L’homme fort du Kremlin se prépare à utiliser cette date symbolique pour la Russie pour marquer un jalon dans sa guerre en Ukraine. Mais lequel?
L’opportunité d’un symbole fort. Le président russe Vladimir Poutine se prépare à exploiter dans le calendrier la date du 9 mai, anniversaire de la victoire de l’ex-Union soviétique sur le régime nazi d’Adolf Hitler, en 1945, et ce, pour marquer un jalon important dans l’agression en cours lancée contre l’Ukraine. Une guerre d’invasion justifiée au départ par l’homme fort du Kremlin pour « dénazifier » l’ex-république soviétique.
Or, plus de deux mois après le déclenchement des hostilités, les scénarios qui s’offrent au dictateur sont aussi nombreux qu’incertains, avec en trame de fond des opérations sur le terrain qui s’enlisent ou s’épuisent et des Occidentaux qui maintiennent une ligne dure et concertée face à l’arrogance et au cynisme du Kremlin. Lequel va-t-il choisir ?
L’annonce d’une victoire ?
Vladimir Poutine doit faire oublier ses échecs : la prise manquée de Kiev, des pertes militaires inattendues dans les rangs des forces russes, la mort d’une dizaine de généraux, la disparition du Moskva, vaisseau amiral de sa marine, coulé en mer Noire… Et l’approche du 9 mai pourrait l’aider à le faire, en lui permettant de « revendiquer une victoire, qu’il y en ait une ou pas », résume en entrevue la politicologue Mai’a Cross, spécialiste des relations entre la Russie et l’Union européenne à la Northeastern University de Boston. « Vladimir Poutine profite généralement de cette date pour afficher la puissance militaire de la Russie et pour prononcer un discours important décrivant la politique étrangère du pays. »
C’est dans ce cadre que le dictateur risque de prétendre que la Russie a atteint ses objectifs en affirmant par exemple avoir désormais le contrôle total de Marioupol et en annonçant avec fierté la destruction du régiment Azov terré, avec les civils évacués depuis quelques jours, dans les sous-sols du complexe sidérurgique d’Azovstal, et qui a infligé de sévères pertes aux troupes russes depuis le 24 février dernier.
« Déclarer la victoire en occupant le Donbass est aussi certainement le but recherché par Poutine à l’approche de cette date, croit le spécialiste de l’Ukraine et de la Russie Alexander Motyl, joint par Le Devoir à la Rutgers University–Newark, aux États-Unis. Mais il n’est pas encore évident que les forces russes vont y parvenir, en raison de la résistance ferme de l’armée ukrainienne, qui inflige des pertes élevées à la Russie, et d’une contre-offensive soutenue par la livraison d’armes expédiées par les Occidentaux. »
Une réalité que l’homme fort du Kremlin pourrait chercher à contourner en « annonçant la création d’un territoire sous tutelle, la “Novorossia”, la Nouvelle-Russie, d’ici cette date », prévient Bohdan Kordan, professeur émérite à l’Université de la Saskatchewan. Le concept fait référence à cette région historique, colonie de peuplement de l’Empire russe au XVIIIe siècle comprenant les villes aujourd’hui de Marioupol, Odessa, Kherson, Kirovograd, et, plus à l’ouest, les alentours de Donetsk ainsi que les régions moldaves de Transnistrie et de Gagaouzie.
Signe de ses intentions : la semaine dernière, l’occupant russe a annoncé en grande pompe l’introduction du rouble comme monnaie d’échange dans la région de Kherson, un « acte d’annexion et une violation grave par la Russie » de la Charte de l’ONU, a dénoncé la responsable des droits de la personne au Parlement ukrainien, Lioudmila Denissova, sur Telegram.
« Poutine gagnerait à utiliser le 9 mai pour présenter plutôt la reddition de la Russie [et reconnaître la victoire de l’Ukraine], avance pour sa part le politicologue Lubomyr Luciuk, du Collège militaire royal du Canada. Mais, bien sûr, cela est peu probable. Il n’a pas assez d’humanité pour admettre qu’il a été battu par l’Ukraine et son remarquable président, Volodymyr Zelensky. »
Poursuivre la guerre ?
9 mai ou pas, pour les États-Unis, la guerre en Ukraine s’annonce pour durer encore plusieurs mois, a estimé le secrétaire américain à la Défense, Lloyd Austin, dans les derniers jours. Cette affirmation a été reprise par la Maison-Blanche pour soutenir son plan d’aide militaire à l’Ukraine annoncé la semaine dernière et que Vladimir Poutine pourrait venir appuyer en annonçant la poursuite de l’agression, mais en cherchant à la placer sous un autre jour.
« Les symboles ne sont pas seulement utilisés pour affirmer l’atteinte d’un objectif politique, mais aussi pour affirmer que quelque chose de nouveau est sur le point de commencer, juge Bohdan Kordan. La guerre actuelle avec l’Ukraine, et avec l’Occident, va déterminer si la Russie sortira du conflit en tant que grande puissance ou non. Le 9 mai peut donc devenir l’occasion pour Poutine d’annoncer un nouveau départ, en affirmant qu’il a restauré l’identité historique de la Russie en tant que grande puissance et empire. »
Une identité qui passe forcément par l’extension du conflit ukrainien plus loin encore, comme sur le territoire de la Moldavie, autre composante de la poupée gigogne soviétique que le Kremlin rêve de recomposer.
La semaine dernière, des explosions ont d’ailleurs secoué la région séparatiste prorusse de la Transnistrie, à l’est de la Moldavie, qui, comme son voisin ukrainien, s’est rapproché de l’Occident et a amorcé les démarches pour intégrer l’Union européenne (UE), soulevant l’ire du dictateur russe. Deux antennes radio et un bâtiment de l’agence de sécurité de la capitale régionale de Tiraspol étaient dans le viseur de ces « provocations » menées par la Russie pour justifier une intervention militaire sur ce territoire, selon les services de renseignement ukrainiens.
« Le contrôle du sud de l’Ukraine, c’est également un couloir vers la Transnistrie, où on observe également des cas d’oppression de la population russophone », a prétendu le 22 avril le général Roustam Minnekaïev, commandant adjoint des forces du District militaire du Centre de la Russie, pavant la voie vers une autre « opération militaire russe » en Moldavie. Comme Moscou l’a fait en Ukraine.
« Pousser la guerre plus loin : c’est certainement ce que Vladimir Poutine veut, mais le peut-il ? demande la politicologue Mai’a Cross. La réalité est que l’armée russe s’est avérée faible, désorganisée et est maintenant assez épuisée. »
« Il n’était pas très rationnel de s’embarquer dans cette guerre qui s’est transformée en catastrophe géopolitique et économique pour la Russie, mais Poutine l’a fait, souligne le professeur Alexander Motyl. Dans son esprit troublé, tout est possible, y compris la poursuite de cette guerre, malgré le nombre plus élevé de morts dans les rangs russes que cela pourrait engendrer. »
Une Troisième Guerre mondiale ?
Le pire n’est jamais certain, mais il n’est pas impossible.
Ainsi, même si le déclenchement d’un conflit mondial « serait extrêmement contre-productif pour la Russie », même si tout « conflit prolongé serait très difficile à soutenir pour elle, en raison de la nature globale et concertée des sanctions économiques » qui lui sont imposées depuis le début de son agression de l’Ukraine, estime Mai’a Cross, le spectre d’une mondialisation de la guerre en cours n’est pas à exclure à l’approche du 9 mai prochain.
« La Russie, à mon avis, est lentement passée d’un État antidémocratique et antilibéral à un État typiquement fasciste » capable désormais de tout, commente Bohdan Kordan.
Le ton monte. La semaine dernière, le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov, a affirmé que l’OTAN est devenue une cible légitime pour la Russie, en raison des armes que ses États membres livrent désormais au grand jour à l’Ukraine.
Plus de la moitié de l’aide militaire américaine à l’Ukraine depuis la guerre a été envoyée dans ce pays agressé au cours des deux dernières semaines seulement, alimentant en Russie l’idée que l’Occident est en train de devenir une menace pour le « monde russe », selon le premier secrétaire du Parti communiste russe, Guennadi Ziouganov.
« Les Anglo-Saxons sont venus [en Ukraine] pour se battre afin de dominer la planète », a-t-il prétendu il y a quelques jours, lors d’une cérémonie marquant le jour de la naissance de Lénine, tout en exprimant son soutien à l’offensive lancée par Vladimir Poutine en Ukraine.
La semaine dernière, Vladimir Poutine a par ailleurs brandi à nouveau la menace de l’arme nucléaire en évoquant une « riposte […] rapide et foudroyante » si « quelqu’un a l’intention de […] créer des menaces inacceptables pour la Russie », a-t-il dit, au lendemain d’une réunion en Allemagne d’une quarantaine de pays pour discuter du renforcement du soutien militaire à l’Ukraine.
« S’il cherche désespérément une sorte de victoire, à l’ombre de pertes importantes qu’il a subies, cette arme peut entrer dans ses calculs, pense Mai’a Cross. Mais c’est le scénario le plus improbable. »
Car l’escalade placerait aussi Poutine sur un terrain miné. S’il porte atteinte à un des pays membres de l’OTAN, il viendrait franchir en effet la seule « ligne rouge » établie par l’Occident depuis le début de ce conflit. « Cela entraînerait le démembrement de la Fédération russe — une perspective intéressante — et la mort probable, par punition, de Vladimir Poutine pour son statut de criminel de guerre, ce qu’il est assurément », dit Lubomyr Luciuk.
Le problème, c’est que « la rationalité n’est pas le point fort des leaders fascistes », fait remarquer Bohdan Kordan, ce qui, « à ce stade, rend la probabilité d’un conflit mondial toujours bien réelle ».
« S’il réussit à prendre le Donbass, mais n’amorce pas un processus de paix, nous allons savoir à ce moment-là que ses ambitions grandioses sont prêtes à le conduire jusqu’à une autre guerre mondiale », conclut Alexander Motyl.