Un «massacre de l’Ukraine» aussi provoqué par l’apathie de l’Ouest face à la Russie

Jusqu’à quand et jusqu’où le reste du monde va-t-il assister à la destruction de l’Ukraine par la Russie, sans bouger ? C’est la question que se pose depuis plusieurs jours l’ex-présidente de la Lettonie Vaira Vīķe-Freiberga face aux images, « insoutenables », dit-elle, de la guerre sans merci lancée depuis plus de 23 jours par la Russie contre l’ancienne république soviétique.
« Vladimir Poutine se sent tout-puissant parce que les Occidentaux lui ont annoncé bien avant le début de son invasion que l’OTAN n’allait pas intervenir, résume en entrevue au Devoir l’ex-cheffe d’État de ce pays balte, jointe par vidéoconférence dans la région de Riga, la capitale. Or, en insistant sur la seule défense du territoire de l’OTAN [dont l’Ukraine ne fait pas partie], les États-Unis, l’Union européenne et l’Alliance ne font que livrer les Ukrainiens à leur sort, un sort qui ne peut aller qu’en empirant. Poutine va massacrer l’Ukraine devant les yeux du monde. Il va réduire ses villes en amas de décombres. Et si personne ne fait rien, il va se sentir libre d’aller plus loin encore, d’attaquer n’importe qui d’autre, sauf peut-être un pays de l’OTAN, du moins je l’espère. »
Première femme à avoir accédé à la présidence de la Lettonie, en 1999, Vaira Vīķe-Freiberga vit la tragédie ukrainienne dans une profonde intimité depuis le 24 février dernier et le début de l’invasion russe qui a mis en marche des millions d’Ukrainiens sur la route de l’exil, réveillant ainsi en elle plusieurs traumatismes.
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En 1944, la deuxième occupation russe de la Lettonie a poussé sa famille à fuir, d’abord vers l’Allemagne, puis le Maroc et la France, avant d’arriver au Canada, où elle a passé la plus grande partie de sa vie. Elle a été professeure de psychologie à l’Université de Montréal durant plus de trois décennies avant d’accepter l’appel à se présenter pour devenir présidente de son pays natal que lui lançaient de nombreux Lettons.
« J’avais 7 ans quand on a quitté la Lettonie, une peluche dans les mains et un petit chien qu’on a dû laisser derrière nous, comme sur les images d’enfants que l’on voit en ce moment en Ukraine et qui, chaque fois, me bouleversent, dit-elle. Je connais la souffrance que la fuite et l’exil imposent. C’est un traumatisme qui ne disparaît jamais. »
Sous sa gouverne, la Lettonie est entrée à l’Union européenne, en 2004, puis a intégré l’OTAN la même année, comme rempart à la menace russe, admet-elle encore aujourd’hui. Menace que Vladimir Poutine n’a jamais cherché à dissimuler, d’ailleurs.
« Les Lettons, les Lituaniens, les Estoniens ont osé demander leur indépendance. C’est quelque chose qui a fortement fâché Moscou. Poutine me l’a dit. Il trouvait que c’était une tragédie pour lui de voir apparaître une frontière entre la Russie et les pays baltes. » Une réelle indépendance que l’Ukraine a tardé pourtant à exercer et dont le pays paie aujourd’hui tragiquement le prix.
Les contradictions de l’Occident
« Il y a toujours eu une peur chez les dirigeants ukrainiens de ne pas provoquer la Russie en restant entre deux eaux assis sur la barrière qui sépare l’Est de l’Ouest », dit Vaira Vīķe-Freiberga. « Les Ukrainiens ont perdu du temps » pour se rapprocher de l’Union européenne et de l’OTAN, et surtout pour le faire alors que la Russie était encore militairement dans un état de faiblesse après la chute de l’Union soviétique. « Ils ont tablé sur leur bonne relation avec Moscou et surtout sur l’engagement que la Russie, tout comme les États-Unis et le Royaume-Uni, avait pris de protéger sa souveraineté et son indépendance contre l’abandon en 1994 de ses armes nucléaires. Et désormais, l’Ukraine fait face à une menace sans précédent de disparition. »
Selon elle, sur le chemin de la guerre, un grand nombre d’erreurs ont été commises, y compris par les Occidentaux, qui, depuis des années, cherchent à ne pas déranger la Russie. « Jacques Chirac me le disait quand les pays baltes se sont rapprochés de l’OTAN. Il craignait que cela ne froisse Poutine. On a agi avec lui comme avec un oncle dont on attend un héritage. Mais la Russie, c’est quoi ? C’est surtout un malade imaginaire, à côté de qui on marche sur la pointe des pieds. Et tout ça, pour quoi ? »
« En 2008, l’Occident a laissé faire l’invasion de la Géorgie [dont 20 % du territoire est occupé par la Russie], on a laissé faire la Crimée, le Donbass et désormais, Vladimir Poutine croit qu’il peut tout faire. La faute a commencé en 2014 en Ukraine aussi. Si on avait réagi un peu mieux en armant davantage le pays et en préparant encore mieux son armée, nous n’en serions peut-être pas là où nous sommes aujourd’hui, poursuit l’ex-cheffe d’État. À la place, la France, l’Allemagne ont continué à vendre des armes à la Russie, entre 2014 et 2020. » Un commerce devenu gênant au lendemain du déclenchement de ce conflit, mais qu’Emmanuel Macron a admis cette semaine tout en précisant qu’il s’est fait en accord avec « le droit international ». « Ce sont ces armes qui sont désormais utilisées contre la population civile en Ukraine. C’est totalement grotesque », poursuit Mme Vīķe-Freiberga, qui juge avec une certaine ironie la peur affichée des pays occidentaux de ne pas trop s’impliquer dans le conflit pour éviter une « escalade ».
« Alors qu’on se demande ce qui est une ingérence et ce qui n’en est pas, pour Poutine, les armes que l’on envoie à l’Ukraine sont déjà une marque de l’implication des Occidentaux dans le conflit, dit-elle. On a peur qu’il réagisse mal. Mais c’est déjà ce qu’il fait. On craint qu’il devienne dangereux. Mais il l’est déjà. À n’importe quel moment, il va pouvoir considérer que c’est de l’ingérence » et faire déraper une confrontation qui, jour après jour, s’enfonce un peu plus dans l’horreur.
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Et ce, avec quelle issue ? « Nous sommes dans une impasse, admet-elle, face à un président russe paranoïaque qui vit dans la croyance que le reste du monde méprise la Russie, que les Occidentaux ne la respectent pas et ne la craignent surtout pas assez. Il se déchaîne, car il a le sentiment d’avoir les mains libres pour le faire. Et tout ce qu’il dit est inquiétant. Il parle d’armes chimiques en accusant les Ukrainiens d’en avoir. » Un scénario qui s’est joué en Syrie avant que Bachar al-Assad n’en fasse l’usage contre les opposants à son régime. « Il dit vouloir amorcer des purges contre les gens qui, dit-il, habitent physiquement en Russie, mais dont la mentalité est à l’ouest. Les purges, c’est Staline. La prise de territoire, c’est Hitler », ajoute-t-elle tout en rappelant l’épisode des Sudètes qui, en 1938, a précédé le début de la Deuxième Guerre mondiale. L’Allemagne a alors envahi cette région germanophone de la Tchécoslovaquie pour en sauver, soi-disant, les habitants.
« Neville Chamberlain [alors premier ministre britannique] n’a pas réagi, dit-elle. En on connaît la suite. »
Quand on lui demande si une porte de sortie est envisageable dans le conflit en cours, Vaira Vīķe-Freiberga dit : « Il faut commencer par un cessez-le-feu, pour au moins mettre fin à la mort de civils, mais pour la solution, ce sont les Ukrainiens qui vont devoir décider. » Et quand on lui demande si un dérapage est possible, elle marque une pause, puis répond calmement : « Oui. Il y a un risque. Et c’est une possibilité horrible à imaginer. »