Face à l’enfer en Ukraine, l’impuissance des soignants

Médecins sans frontières (MSF) craint le pire pour les civils ukrainiens sous le feu des bombardements russes. Ses équipes sont incapables de ravitailler les hôpitaux à Marioupol, ville portuaire dans le sud-est de l’Ukraine détruite par d’intenses combats. Un centre hospitalier pédiatrique y a été bombardé mercredi. Des soignants ukrainiens, joints par Le Devoir, réclament une zone d’exclusion aérienne au-dessus de leur pays afin de mettre fin aux frappes.
Le président de MSF Suisse, Stephen Cornish, sonne l’alarme. La situation est « abominable » et « extrêmement préoccupante » à Marioupol. « La violence est à un niveau très très aigu, dit-il lors d’un entretien téléphonique. Maintenant, c’est une bataille juste pour la survie, pour trouver quelques miettes de pain, des pommes de terre ou un peu d’eau. »
Une équipe de MSF se trouve là-bas et se terre dans un abri, comme la population civile. Elle n’est plus en mesure de circuler dans la ville pour distribuer des équipements médicaux, de l’oxygène et des médicaments aux hôpitaux. « C’est contre les règles de guerre de ne pas laisser passer l’aide humanitaire et de ne pas assurer la protection des civils », dénonce Stephen Cornish.
Les attaques de l’armée russe contre les hôpitaux ukrainiens se multiplient, signale la présidente de l’Association of Nurses of Ukraine, avec qui Le Devoir s’est entretenu au téléphone grâce à l’aide d’une interprète. « Depuis les derniers jours, on voit que les troupes russes commencent à bombarder davantage les établissements de santé, ce qui est très inquiétant », affirme en ukrainien Tetyana Chernyshenko.
Selon le ministère de la Santé ukrainien, une soixantaine d’hôpitaux ont été endommagés depuis le début de la guerre. L’hôpital pédiatrique de Marioupol aurait été « complètement détruit » mercredi. Le bombardement aurait fait 17 blessés, uniquement du personnel hospitalier (pas d’enfants) — des informations que nous n’avons pu contre-vérifier.
L’Organisation mondiale de la santé a toutefois confirmé mercredi que 18 attaques contre des « fournisseurs de soins de santé », comme des centres hospitaliers et des ambulances, ont eu lieu jusqu’à présent.
Bombardements incessants
Le Dr Serhii Danylkov, un médecin travaillant dans la région de Kiev, a été victime des bombardements. Sa résidence, située près de la capitale, a été détruite, tout comme l’hôpital de sa ville, Boutcha. Il a dû fuir en voiture vers l’ouest avec son épouse et ses enfants, un long trajet traumatisant. « À 1 km de ma maison, on a vu deux voitures qui avaient été la cible de tirs d’artillerie, raconte-t-il. Les gens à bord étaient morts. »
La famille s’est sortie indemne du périple et se trouve en Pologne. Lui est revenu prêter main-forte à Ternopil, une ville dans l’ouest du pays. Il travaille comme volontaire dans un entrepôt de tri et de distribution de denrées et de matériels. Sa belle-mère est restée à Boutcha. Son état de santé ne lui permettait pas de voyager dans ces conditions. La famille est sans nouvelles, les liens de communication sont coupés. « Nous sommes très tristes de cela », dit-il.
Le Dr Serhii Danylkov fait confiance aux forces armées ukrainiennes, mais il estime que l’imposition d’une zone d’exclusion aérienne est essentielle pour faire cesser les bombardements russes. « Nous avons besoin de soutien politique, dit-il. Ce n’est pas une guerre en Ukraine. C’est une troisième guerre mondiale. »
Le Dr Honcharenko, un chirurgien pédiatrique qui travaille dans un hôpital à Kiev, plaide aussi en faveur de la fermeture de l’espace aérien aux avions russes. Les bombardements sont responsables de la « vaste majorité des victimes » de cette guerre, selon lui. Il a lui-même dû soigner des enfants blessés lors du conflit.
Le médecin veut taire son prénom pour des raisons de sécurité et pour protéger sa famille — le nom Honcharenko est relativement commun en Ukraine. D’après lui, la situation demeure sous contrôle dans son centre hospitalier, malgré les conditions de pratique difficiles. « La plupart de mes collègues vivent à l’hôpital, dit-il. Certains d’entre eux ont perdu leur maison, d’autres ne peuvent y retourner parce que les routes et les ponts [reliant Kiev aux banlieues] ont été détruits. »
Des enfants malades et leurs parents doivent demeurer en permanence dans le sous-sol de l’hôpital. « Certains patients ne peuvent être déménagés d’un département au sous-sol sans arrêt, explique-t-il. Il y a environ en moyenne 10 à 15 sirènes d’alerte par jour. »
Dans les rues de Kiev, les équipes de MSF parviennent néanmoins à circuler, selon Stephen Cornish. L’organisation non gouvernementale a livré jusqu’à présent en Ukraine des « kits chirurgicaux pour plus de 200 blessés », précise-t-il. Des camions ont aussi récemment traversé la frontière polonaise avec 110 tonnes de matériel, surtout médical. D’autres étaient en voie de le faire mercredi matin.
Selon Tetyana Chernyshenko, les hôpitaux ukrainiens ont surtout besoin d’équipement et de matériel stériles ainsi que de divers médicaments contre la douleur, les hémorragies et les problèmes cardiaques.
Des Canadiens là-bas pour aider
Les réfugiés ukrainiens ont aussi besoin de soins aux frontières de la Pologne. Val Rzepka, une infirmière torontoise d’origine polonaise, fait partie d’une équipe de volontaires de l’Association des infirmières et infirmiers autorisés de l’Ontario et de la Canadian Medical Assistance Team. Arrivée en Pologne samedi, elle participe à la mise sur pied d’un projet visant à venir en aide aux Ukrainiens qui fuient leur pays.
Son équipe se concentrera sur les enfants orphelins. Selon Val Rzepka, ces jeunes, souvent handicapés, souffrent d’épuisement, de malnutrition et de déshydratation à leur arrivée en Pologne. Certains sont poussés en fauteuils roulants pendant 20 à 30 kilomètres. « Beaucoup d’entre eux doivent être hospitalisés pour se remettre du voyage », dit-elle.
Le Dr Julien Auger, un médecin de l’hôpital de Saint-Jérôme, traite pour sa part des réfugiés à Hrebenne, une ville polonaise frontalière avec l’Ukraine. « Ils peuvent être déshydratés, observe-t-il aussi. Des fois, ils viennent avec la pression qui est haute parce que ça fait 24 heures qu’ils n’ont pas pris leurs médicaments et qu’ils n’en ont plus. »
Le médecin, père de deux jeunes enfants, n’a pas l’intention de se rendre en Ukraine. « Je ne viens pas ici pour l’adrénaline, dit-il. Je voulais essentiellement aider et me rendre utile. Tant que je suis utile, je vais rester un petit bout encore. »
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