Surveillés de très près, les manifestants russes tiennent tête
Des milliers d’opposants à la guerre se sont fait arrêter dans des dizaines de villes de Russie depuis le début de l’invasion en Ukraine. Plusieurs restent malgré tout déterminés à s’exprimer. La répression n’empêche pas les manifestations de se poursuivre, tandis que l’enthousiasme de la population russe à l’égard de cette guerre ne semble pas au rendez-vous.
Le 24 février, les yeux se sont soudainement rivés sur l’Ukraine. La Russie venait de lancer une offensive militaire d’envergure, causant une onde de choc et faisant basculer le quotidien de plusieurs. Cette journée-là, c’était également jour de mariage pour Arshak Makichyan, un Moscovite de 27 ans, et Apollinaria Oleinikova.
Choqués par la nouvelle, les deux ont affiché leur soutien à l’Ukraine lorsqu’ils ont uni leur destinée. Ils ont publié une photo sur le réseau social Twitter, qui a reçu des milliers de mentions « Aimer ». « F*** the war », peut-on lire en rouge sur la chemise blanche de l’homme, tandis que sa femme porte les couleurs de l’Ukraine.
Un coup d’éclat qui pourrait avoir attiré l’attention des autorités, glisse Arshak Makichyan, joint par Le Devoir. Le lendemain, quand il est sorti de chez lui avec sa femme, qui organisait une action contre la guerre, des policiers attendaient les nouveaux mariés pour les emmener au poste. Ils ont été détenus plus de six heures, en compagnie de deux journalistes, raconte-t-il. On accuse l’homme d’avoir contrevenu à la « procédure » qui encadre les manifestations. Il est passible d’une amende allant jusqu’à 20 000 roubles, et subira son procès mercredi.
Mais cela ne l’empêchera pas de tenter d’organiser de « grandes manifestations ». « J’ai beaucoup d’amis en Ukraine, c’est impossible d’envisager le futur. [Les forces russes] tuent des gens en Ukraine et détruisent la Russie, cette guerre est insensée », lance le militant, qui n’en est pas à ses premiers démêlés avec les autorités et qui a notamment participé à la mobilisation pour le climat en Russie.
« Plusieurs de mes amis ont été emprisonnés et relâchés dans les derniers jours », rapporte-t-il. Selon les dernières estimations de l’ONG OVD-Info, publiées mardi, près de 6440 personnes ont été détenues depuis jeudi dernier pour avoir manifesté, et ce, dans 103 villes, la majorité à Moscou et à Saint-Pétersbourg. Les manifestations, sans grande structure, s’organisent notamment à travers le service de messagerie cryptée Signal et sur Telegram.
Peu d’enthousiasme
Les arrestations des derniers jours n’ont pas empêché la tenue de rassemblements mardi, rapporte OVD-Info, dont les avocats défendent les gens arrêtés. Appeler à manifester est risqué, tout comme se rendre dans des manifestations, qui sont surveillées de très près par les autorités.
« Les manifestations n’ont pas la même ampleur que lors de l’annexion de la Crimée, en 2014, observe Lisa Sundstrom, professeure de science politique à l’Université de la Colombie-Britannique qui étudie les mouvements sociaux russes. Mais ça me surprend de voir à quel point celles qu’on voit aujourd’hui sont tout de même importantes et étendues, parce que le degré de répression est beaucoup plus élevé qu’il y a huit ans. »
Les manifestations témoignent du mécontentement d’une part substantielle de la population, croit Guillaume Grégoire-Sauvé, expert de la Russie et chercheur invité au Centre d’études et de recherches internationales de l’Université de Montréal (CERIUM). « On n’assiste pas en ce moment à une vague d’euphorie patriotique comme c’était le cas en 2014. Il n’y a pas d’enthousiasme spontané de la part de la population russe », remarque-t-il. Une guerre qui s’étire dans le temps pourrait devenir encore plus impopulaire, pense-t-il.
Les signes de déchirement se sont multipliés au sein de la société russe. Des célébrités et des athlètes ont émis des critiques publiquement, ainsi que des oligarques russes et des acteurs des milieux culturel et scientifique.
Le degré de mobilisation en ligne est également noté par les observateurs. Lev Ponomarev, militant politique russe, a notamment mis en ligne une pétition qui demande le retrait des troupes russes en Ukraine. Elle comptait mardi plus de 1,1 million de signatures.
« Nous commençons à voir des fissures dans les fondations que nous n’avions jamais vues avant », indique Jeff Sahadeo, professeur à l’Institut d’études européennes, russes et eurasiennes de l’Université Carleton. Mais, pour l’instant, les choses restent gérables pour Vladimir Poutine, pense l’expert.