En route vers le «Polexit juridique»

Pour la population, dont certains s’étaient massés devant le tribunal constitutionnel de Varsovie, drapeau européen à la main, dans l’attente d’un verdict, ce jugement équivaut à un retour à l’époque de la dictature communiste.
Photo: Jaap Arriens Agence France-Presse Pour la population, dont certains s’étaient massés devant le tribunal constitutionnel de Varsovie, drapeau européen à la main, dans l’attente d’un verdict, ce jugement équivaut à un retour à l’époque de la dictature communiste.

Un affront sans précédent a été infligé à l’égard du projet européen, jeudi : le tribunal constitutionnel polonais, contrôlé par le parti au pouvoir, a affirmé la primauté du droit polonais sur les traités de l’Union européenne. De quoi compliquer les relations déjà tendues entre Varsovie et Bruxelles, sur fond de blocage du plan de relance conditionné au respect de l’État de droit.

« C’est le jour le plus sombre de ma vie. » Émotive, Krystyna Piotrowska n’a pas les mots pour exprimer son deuil face à l’enceinte du tribunal constitutionnel polonais. Tout l’optimisme qui l’animait depuis l’accession de son pays à l’Union européenne (UE), en 2004, est parti en fumée pour de bon le jeudi 7 octobre 2021.

Après six années de sape des institutions démocratiques qui ont enflammé les relations entre Varsovie et Bruxelles, voilà que la plus haute instance judiciaire du pays — inféodé depuis 2015 au parti national-conservateur au pouvoir, Droit et Justice (PiS) — a franchi un seuil dans l’histoire de l’intégration européenne : le droit polonais doit primer sur le droit européen, a-t-on statué. Soit l’équivalent d’un acte de guerre juridique à l’égard de la préséance des traités européens, dont le respect constitue une condition sine qua non de l’intégration de tout État membre.

« Ils nous extirpent de l’Union européenne en douce ! » s’attriste Krystyna Piotrowska. « À la veille de mes 70 ans, c’est un horrible cadeau d’anniversaire. » Comme la trentaine de manifestants, pour la plupart des retraités, rassemblés devant le grillage du tribunal cerclé de policiers, elle y voit un dangereux retour en arrière : elle a connu ce que c’était, la dictature. « Pendant le communisme, il n’y avait qu’un secrétaire de parti qui décidait de tout, c’est vers cela qu’on se dirige. Quand je pense à ce que mes enfants devront endurer dans les années à venir, ça m’enrage. La démocratie, c’est comme l’amour : il faut l’entretenir, la protéger, la soigner… Bref, s’en occuper : ce n’est pas un acquis », conclut-elle, tout en s’excusant « d’avoir pleuré ».

C’est aux alentours de 17 h 30 que la petite foule, unie sous une masse de drapeaux européens, a pris connaissance du verdict, déjà reporté à quatre reprises. « Honte, honte ! » a-t-on alors scandé, dans un mélange de rage et de pleurs. L’énoncé du jugement par la présidente du tribunal, Julia Przyłębska, résonnait dans le haut-parleur diffusant la séance disposé sur le trottoir par des manifestants. « Des organes européens agissent au-delà de leurs compétences », a-t-elle déclaré, arguant que certains articles de traités européens sont « incompatibles » avec la Constitution polonaise.

Dénoncée par Mme Przyłębska pour son « ingérence dans le système juridique polonais », la Cour de justice de l’UE avait d’ailleurs, la veille du verdict, de nouveau réprimandé le gouvernement polonais pour ses entraves à l’État de droit, cette fois à propos du Conseil de la magistrature polonais, politisé par le PiS. « Le tribunal constitutionnel a mis un frein à l’anarchie dans la justice et dans le pays tout entier », a quant à lui déclaré, jeudi en soirée, le controversé ministre de la Justice, Zbigniew Ziobro, se félicitant d’un « jugement historique ».

C’est le premier ministre, Mateusz Morawiecki, en mars, qui avait fait déposer au tribunal constitutionnel la requête demandant « d’examiner le caractère constitutionnel des dispositions du traité sur l’UE ». Au cœur du bras de fer, surtout, se trouve la Chambre disciplinaire de la Cour suprême, contestée par l’UE, et conçue de toutes pièces par le PiS afin de faire « taire » les juges trop critiques du pouvoir.

Le tribunal constitutionnel a mis un frein à l’anarchie dans la justice et dans le pays tout entier

 

À Bruxelles, la réaction ne s’est pas fait attendre : la Commission européenne a assuré qu’elle « utilisera tous les outils » à sa disposition pour protéger la primauté du droit européen. En toile de fond, c’est toute la question du plan de relance postpandémie destiné à revitaliser les économies du Vieux Continent qui se joue. Et l’obtention de ces fonds, justement, dépend du respect de l’indépendance de la justice. « Cette affaire [autour de la remise en question des traités] était, dès le début, une monnaie d’échange pour le gouvernement polonais à utiliser dans le conflit Varsovie-Bruxelles », rappelle Jakub Jaraczewski, directeur de recherche de l’ONG Democracy Reporting International. « Le PiS pourrait utiliser la publication ou non de l’arrêt comme un moyen de pression contre l’UE », pour que la Pologne obtienne les 60 milliards d’euros prévus dans le plan de relance malgré ses bavures démocratiques. « Mais la Commission pourrait ne pas céder à ce chantage, laissant la Pologne le bec à l’eau. »

Au-delà de ce bras de fer, c’est la portée sans précédent de ce jugement qui inquiète à l’échelle de l’UE, dont le socle repose sur le respect de valeurs communes. « Il constitue un pas décisif vers un Polexit juridique [soit la sortie de facto de la Pologne du cadre juridique inscrit dans les traités de l’UE] », s’alarme Edit Zgut, chercheuse à l’Académie polonaise des sciences. « Cela correspond au récit populiste et eurosceptique mis en avant par le PiS : l’élite bruxelloise corrompue chercherait à saper la souveraineté du peuple polonais. » La vaste majorité des Polonais a beau vouloir demeurer au sein de l’UE, cette rhétorique semble gagner du terrain, estime la politologue. « Un autre récent sondage montre que le nombre de personnes affirmant que la Pologne ferait mieux hors de l’UE a augmenté de 11 points en deux ans. »

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