Éxilée, la dissidence biélorusse entre angoisse et colère

Une semaine après le détournement d’un avion ayant mené à l’arrestation du journaliste Roman Protassevitch en Biélorussie, l’indignation bat son plein auprès des opposants à Alexandre Loukachenko en exil en Pologne. Un autocrate qui semble prêt à user d’une répression sans frontières pour traquer la dissidence.
C’est un cri de détresse, celui d’une mère qui craint le pire pour le jeune homme qu’elle a mis au monde. Sa souffrance, Natalia Protassevitch l’a de nouveau exprimée samedi 29 mai, à l’occasion d’une journée de solidarité avec la Biélorussie, à Varsovie. « Vive la Biélorussie ! » : autour d’elle, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées, exhibant l’étendard blanc-rouge-blanc, emblème du soulèvement biélorusse. Voilà une semaine que son fils de 26 ans, Roman, a été interpellé sur le tarmac de l’aéroport de Minsk, à l’issue d’une opération des plus scabreuses. Le Boeing qui le transportait d’Athènes à Vilnius, deux capitales de l’Union européenne (UE), a été détourné puis arraisonné sur le sol biélorusse, afin que son arrestation puisse avoir lieu.
Son délit ? Avoir fomenté des « émeutes de masse », au plus fort de la contestation pacifique ayant suivi la fraude électorale du 9 août dernier. La peine encourue est de 15 ans de prison. Après avoir trouvé refuge en Pologne puis en Lituanie depuis 2019, c’est jusque dans le ciel que s’est fait traquer l’ex-rédacteur en chef de l’influent média d’opposition Nexta, honni par le régime.
Depuis, plus de nouvelles de lui, ou presque. Le soir du 24 mai, la télévision biélorusse a diffusé un extrait dans lequel apparaît un Roman Protassevitch au visage tuméfié, admettant ses « crimes ». Des aveux mis en scène sous la contrainte, selon Natalia Protassevitch. « En tant que mère, je connais les traits du visage de mon fils. Et je vois très bien que, sur son visage, il y a des traces de violence. Sur son cou, on voit des traces de strangulation », a-t-elle déclaré trois jours après la sortie de la vidéo.
Le régime est en train de pourrir, et cette action, ironiquement, ne fera qu’accélérer sa chute
« J’aimerais qu’[Alexandre] Loukachenko m’entende ! » La voix étranglée par l’émotion, aux côtés de son mari, c’est au « dernier dictateur d’Europe » que la mère de Roman Protassevitch s’est adressée. Comme pour susciter l’empathie de celui qui a donné l’ordre d’envoyer un chasseur aux trousses de l’avion commercial dans lequel siégeait le journaliste, pour le forcer à dévier de sa trajectoire.
Un « acte de terreur », estime pour sa part Olga Kovalkova, présente à la manifestation. Lunettes rondes et coupe au carré, cette responsable du Conseil de coordination — une instance créée par la cheffe de l’opposition exilée à Vilnius, Svetlana Tikhanovskaïa, qui vise à organiser une transition du pouvoir — a été contrainte à trouver refuge en Pologne fin août. « Ce tour de force est une manière de faire peur aux dissidents, en exil ou pas », s’indigne celle qui a été torturée par des agents du KGB biélorusse. « Sauf que le régime est en train de pourrir, et cette action, ironiquement, ne fera qu’accélérer sa chute. Au-delà de la volonté de renverser Loukachenko, il y a une tâche plus importante encore qu’il nous restera à accomplir : bâtir une société civile forte. Ce sera le socle des Biélorusses. »
Menace d’outre-frontières
À 19 ans, Sergueï (prénom modifié) fait lui aussi partie de ces plus de 10 000 Biélorusses qui ont choisi, ces neuf derniers mois, de s’installer dans la Pologne voisine, l’une des principales bases arrière de la dissidence. Craignant de se faire arrêter pour ses actions militantes en Biélorussie — « offrir lors de rassemblements des fleurs, de l’eau, des affiches… » —, il a rejoint la capitale polonaise début mai, avant d’y demander l’asile politique. Serein, Sergueï ne l’est pas tout à fait. « Le pouvoir biélorusse a montré qu’il peut très bien pourchasser ses opposants même à l’étranger », observe-t-il.
Une menace que le dirigeant Alexandre Loukachenko a brandie de plus belle, mercredi. « Nous connaissons vos visages, et ce n’est qu’une question de temps avant que vous ne soyez amenés à rendre des comptes au peuple biélorusse », a lâché l’autocrate au pouvoir depuis plus d’un quart de siècle, lors d’une réunion au sommet.
Cette répression sans frontières, Stepan Putilo, 22 ans, la redoute également. En tant que cofondateur de Nexta, il est considéré comme « terroriste » par les autorités biélorusses. « En Biélorussie, les sources qui nous ont envoyé des informations se voient condamnées à 18 ans de prison », a-t-il précisé lors d’une conférence de presse, jeudi dernier. « Nous avons reçu encore plus de menaces et nous avons été contraints de demander à la Pologne des moyens supplémentaires pour assurer notre sécurité, […] le régime est prêt à tout pour nous faire taire. »
Seule issue possible, selon lui : que la communauté internationale accentue sa pression à l’encontre du régime. Un impératif que partage la poignée de militants ayant installé un campement de fortune au pied des bureaux de la Commission européenne, à Varsovie. Depuis le mercredi 26 mai, une grève de la faim y a été entamée. À l’origine de cet acte militant, Stanislava Glinnik revendique que « cesse toute coopération » avec le régime. « Il faut cibler les secteurs clés, conséquents pour le gouvernement : la potasse, le gaz, le bois… », énumère la jeune femme, qui intime aux 27 États membres de couper les vivres du régime de Loukachenko.

Échappée belle
C’est que l’Union européenne a beau avoir interdit son espace aérien aux avions biélorusses depuis le scandale, « en l’absence de sanctions plus sévères, les Biélorusses ne feront qu’être plus isolés du reste du monde », explique Stanislava Glinnik. Au sein de l’ex-république soviétique, où la répression va crescendo, « il ne faut pas s’attendre à des manifestations d’ampleur, le pays ayant été transformé en camp de concentration », prévient-elle. Pas moins de 450 prisonniers politiques, 2000 cas de torture avérés, 7 morts : « Notre nation est prête à faire des sacrifices, mais a besoin d’aide. »
Venue encourager Stanislava et ses comparses, Natalia Goryachko agite le drapeau tricolore biélorusse, interdit par le régime. Sa fuite, le 23 avril, est digne d’un film à sensations. Sentant venir la menace, Natalia opte d’abord pour un aller simple Minsk-Stockholm. Mais c’est finalement vers la Pologne qu’elle s’envolera : à l’aéroport, poursuivie par de présumés agents du service de renseignement, la Biélorusse parvient à tromper leur vigilance en se changeant aux toilettes, avant de prendre un autre vol, in extremis. Direction Varsovie, cette fois-ci. « Au moment où j’entrais dans l’avion, on annonçait par haut-parleur : “Madame Goryachko doit se rendre d’urgence au terminal 2, on vous y attend.” Je l’ai échappé belle. »
Même à plus de 500 kilomètres de Minsk, la lutte de Natalia pour la démocratie se poursuit. Tout en continuant, bien sûr, d’arborer une coiffe traditionnelle rouge et blanc, devenue symbole de sa résistance à la dictature. C’est le même bonnet en dentelle qu’elle portait, en 2015, lorsqu’un certain Loukachenko est entré dans le bureau de vote où la cinquantenaire travaillait comme observatrice pour l’élection présidentielle. « Tout le monde s’est alors levé, sauf moi. Et lorsqu’il m’a tendu la main, j’ai refusé de la lui serrer. »