Le ministre de la Santé qui veut soigner la Catalogne

Salvador Illa, qui était il y a trois semaines encore ministre de la Santé à Madrid, s’est lancé dans la course à la présidentielle catalane à la surprise générale.
Photo: J.J. Guillen / Pool / Agence France-Presse Salvador Illa, qui était il y a trois semaines encore ministre de la Santé à Madrid, s’est lancé dans la course à la présidentielle catalane à la surprise générale.

Dimanche dernier, à Gérone, le candidat socialiste Salvador Illa a prononcé un discours bilingue. Devant une salle ne rassemblant que quelques dizaines de partisans, à cause de l’épidémie, le candidat vedette des socialistes à la présidence de la Catalogne s’est exprimé alternativement en catalan et en espagnol. Dans ce véritable bastion de l’indépendantisme catalan, le message était clair. Un peu comme si un chef libéral prononçait un discours en anglais à Saguenay.

« Salvador Illa a beau présenter un visage sympathique et inviter les Catalans à tourner la page, il a montré à Gérone qu’il n’était pas prêt au moindre compromis avec l’électorat indépendantiste », explique Joan B. Culla, historien et chroniqueur du quotidien catalan Ara.

Le candidat surprise des socialistes (PSC) pourrait arriver en tête aux élections parlementaires catalanes dimanche, mais cela ne veut pas dire qu’il pourra former un gouvernement. Les derniers sondages montrent en effet que les trois principaux partis, le PSC et les indépendantistes de Junts per Catalunya (JxCat) et d’Esquerra Republicana (ERC), sont à égalité.

Celui qui était il y a trois semaines encore ministre de la Santé à Madrid a pourtant créé l’événement en se lançant dans la course à la surprise générale. Nommé ministre de la Santé à Madrid trois mois seulement avant la pandémie de COVID-19, Illa était alors un parfait inconnu. La santé étant de la compétence des provinces, ce diplômé en philosophie devenu conseiller municipal dans la banlieue de Barcelone était à la tête d’une coquille vide… jusqu’à ce qu’éclate la crise. Forcé d’intervenir quotidiennement à la télévision aux côtés du président du gouvernement Pedro Sanchez, cet homme calme et serein est devenu soudainement le visage le plus connu du gouvernement.

Les élections qui se tiendront dimanche en Catalogne passeront certainement à l’histoire. Et pas seulement parce que Salvador Illa y a fait irruption. Non seulement se tiendront-elles en pleine épidémie, mais c’est un tribunal qui, le 29 janvier dernier, en a forcé la tenue contre la volonté du Parlement. Pour des raisons de santé publique, tous les partis, à l’exception des socialistes, avaient souhaité leur report au 30 mai prochain. Les juges ayant décidé que les élus catalans n’avaient pas cette compétence, la campagne officielle n’aura donc duré que deux semaines.

Pour ajouter au caractère surréaliste du scrutin, les deux leaders naturels des deux grands partis indépendantistes qui dirigent cette province du nord de l’Espagne depuis plus d’une décennie sont dans l’impossibilité de se présenter. L’ancien président Carles Puigdemont (JxCat) est en exil à Bruxelles. Quant à Oriol Junqueras (ERC), condamné à 13 ans de prison pour sédition et malversation, il doit rentrer dormir en prison plusieurs fois par semaine. Comme huit de ses compagnons.

« L’arrivée de Salvador Illa fut préparée dès le mois de novembre en coulisses, explique Joan B. Culla. Et voilà qu’en janvier, Sanchez sort un lapin de sa poche. En quelques mois, Illa était devenu le ministre le plus connu du gouvernement. Celui que tout le monde avait vu à la télévision. Contre la pandémie, il était loin d’avoir fait des miracles. Mais il n’avait pas fait de gaffe non plus. Ce fut un véritable coup de dés. »

Abandonner un navire en pleine tempête n’est pourtant pas sans risques. En France, au début de l’épidémie, la démission surprise de la ministre de la Santé Agnès Buzyn pour se présenter à la mairie de Paris avait été perçue comme une façon de fuir ses responsabilités. Elle s’est soldée par un échec cuisant. À Madrid, l’opposition a accusé le ministre de se sauver « par la porte de derrière » en faisant passer les intérêts de son parti avant la santé des Espagnols. « Imaginez-vous Olivier Véran [ministre français de la Santé] démissionner et se porter candidat aux élections régionales », s’est indigné Daniel Camós, délégué de la Generalitat en France.

Après plusieurs années d’affrontements, l’élection de Salvador Illa calmerait évidemment le jeu entre Madrid et Barcelone. La plupart des observateurs estiment d’ailleurs que l’ancien ministre veut profiter de l’épidémie pour accentuer les divisions du camp indépendantiste et reléguer dans l’ombre les revendications autonomistes. « Il est appelé à gérer la plus grave crise constitutionnelle des quarante dernières années », écrit le grand quotidien madrilène El País.

En quelques mois, Illa était devenu le ministre le plus connu du gouvernement. Celui que tout le monde avait vu à la télévision. Contre la pandémie, il était loin d’avoir fait des miracles. Mais il n’avait pas fait de gaffe non plus. Ce fut un véritable coup de dés.

 

Les indépendantistes n’y voient, eux, qu’une opération politicienne destinée à profiter de la fatigue des indépendantistes après l’annulation du référendum de 2017. Durement réprimé par Madrid, il fut suivi par la condamnation de neuf leaders nationalistes à des peines de 9 à 13 ans de prison. Les indépendantistes accusent d’ailleurs les tribunaux d’avoir fait le jeu de Madrid en refusant de reporter cette élection comme le souhaitait le Parlement.

Rassembler les unionistes

 

« Pour l’instant, Salvador Illa n’a guère renversé l’échiquier politique, explique Joan B. Culla. Il est surtout allé chercher les voix anti-indépendantistes qui s’étaient rabattues en 2017 sur le parti centriste Ciudadanos, dont la popularité est en chute libre. Il parle avant tout aux convertis. » C’est pourquoi la lutte est rude dans la zone métropolitaine de Tarragone, au sud de Barcelone, qui avait voté Ciudadanos en 2017. Deux conseillers municipaux viennent d’ailleurs de quitter le parti.

Chez les socialistes, on veut revenir au clivage droite-gauche. Certains rêvent même d’une coalition avec les indépendantistes modérés d’ERC. D’autant que ce dernier parti est déjà l’un des principaux soutiens du gouvernement socialiste à Madrid. Comme les indépendantistes basques par ailleurs.

Pour Culla, qui a écrit un livre de 800 pages sur l’histoire du premier parti indépendantiste catalan créé en 1931, ce qui est possible à Madrid semble absolument impensable à Barcelone. « ERC signerait ainsi son arrêt de mort. Ce serait un suicide politique », dit-il. Selon lui, si l’arrivée de Salvador Illa modifie les équilibres au sein du bloc unioniste, il ne modifiera qu’à la marge l’équilibre entre les blocs unioniste et indépendantiste. D’ailleurs jeudi, les quatre partis indépendantistes ont signé un accord dans lequel ils s’engagent à ne pas former de gouvernement avec Salvador Illa. « Mais qui peut vraiment prédire quelque chose dans une campagne aussi atypique ? » L’épidémie a supprimé les immenses rassemblements politiques pour lesquels les Catalans ont toujours eu un faible. Pour la première fois, le vote par correspondance sera important. Le taux d’abstention pourrait être historique. Il n’est pas impossible que le résultat de dimanche soit tout aussi atypique.

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