Retour à l’école de la guerre

Le Haut- Karabakh est  le théâtre  d’affrontements violents entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Depuis le début du conflit  en septembre  dernier, des  positions civiles ont été bombardées par les deux parties  belligérantes.
Karen Minasyan Agence France-Presse Le Haut- Karabakh est le théâtre d’affrontements violents entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Depuis le début du conflit en septembre dernier, des positions civiles ont été bombardées par les deux parties belligérantes.

Depuis trente ans, la guerre refuse de desserrer ses griffes sur Gomet Usta, un vétéran azerbaïdjanais habitant à quelques centaines de mètres du front. Réfugié aujourd’hui dans une école, il espère une victoire sur l’Arménie, victoire qui risque fort d’être illusoire.

Gomet Usta, 59 ans, assoit son corps imposant sur une chaise d’écolier et invite à en faire de même. Nous sommes dans une salle de classe de l’école n° 6 de Barda, ville située à 20 km du front entre les séparatistes arméniens du Karabakh et l’armée azerbaïdjanaise. Cet homme retourne à l’école sur le tard, à cause de la guerre. Chassé avec toute sa famille de leur maison du hameau de Ilkhichilar, situé directement sous le feu ennemi, il a trouvé refuge ici, comme 86 autres familles. « Tôt le matin du 27 septembre, nous avons été réveillés par des explosions violentes. Il devait être 7 h du matin. C’étaient des tirs de tanks, des obus de 122 mm. J’ai vite reconnu, parce que j’ai moi-même été tankiste. C’était effrayant ! La maison de mon voisin a été entièrement détruite, la nôtre pas encore. Nous avons fui le plus vite possible, sans rien prendre avec nous, vers la maison d’un voisin qui habite 3 km plus loin du front. Il nous a accueillis dans sa cave. Nous avons attendu quelques heures, puis, comme le calme ne revenait pas, nous avons pris un bus pour nous installer ici, à Barda. »

Barda, ville de 40 000 habitants, est loin d’être un havre de paix. Mercredi, le centre-ville a reçu une volée de roquettes Smerch de fabrication russe qui ont tué 21 civils et en ont blessé une soixantaine d’autres. Chaque roquette tirée depuis le Haut-Karabakh a libéré une cargaison de sous-munitions explosant à leur tour, sorte de bouquet de feux d’artifice mortels. Un type d’arme extrêmement meurtrier, dont l’usage est formellement interdit par une convention signée par 108 pays, dont le Canada. Mais ni l’Azerbaïdjan ni l’Arménie n’ont signé ce traité, et les deux pays ennemis s’arrosent mutuellement. Le même jour, la ville de Stepanakert (Khankendi en azerbaïdjanais) était également frappée par l’armée azerbaïdjanaise.

« J’ai entendu les explosions, c’était terrible. Mais nous n’avons pas souffert de ce bombardement », raconte Gomet Usta. Derrière lui, son épouse et sa fille opinent. Un mois a passé depuis qu’ils ont quitté leur maison et partagent une salle de classe au mobilier inadapté, avec trois autres familles. « Je ne comprends pas pourquoi les Arméniens bombardent des civils. Que leur avons-nous fait ? » s’indigne ce modeste agriculteur, qui a appris la langue russe pendant ses deux années de service militaire dans l’armée soviétique. « À l’époque, nous étions tous des frères, nous les Caucasiens. Avec moi servaient des Tchétchènes, des Arméniens, des Géorgiens. Nous nous entendions parfaitement parce que nous avons le même caractère des hommes du Caucase. J’ai toujours du mal à comprendre comment nous en sommes arrivés là. »

« Ils se vengent »

Gomet Usta ne parle pas qu’au Devoir. Il s’exprime aussi sous le regard du directeur de l’école et d’un diplomate du ministère des Affaires étrangères azerbaïdjanais, qui tiennent à assister à l’échange. Trois larges médailles ornent son vieux costume sombre à la coupe très soviétique. « Les Arméniens nous ont déjà attaqués pendant la première guerre [de 1988-1994], ils ont commis des massacres atroces à Khodjali [613 civils tués, le 26 février 1992]. On ne peut jamais leur faire confiance ! Aujourd’hui, ils se vengent, car ils perdent du terrain contre nos forces; cette fois, ils vont perdre et nous allons enfin, après trente ans, libérer tout le territoire de notre patrie ! Durant la première guerre, nous combattions un adversaire bien mieux armé, nos armes étaient celles que nous parvenions à saisir de l’ennemi. Mais jamais nous n’avons fait de mal aux civils arméniens. Je me souviens avoir partagé ma pitance avec les femmes et les enfants », ajoute l’ancien soldat. Sa bonté naturelle refait surface. « Nous n’aurions jamais dû en arriver là. Ce sont leurs dirigeants qui ont provoqué les effusions de sang ! »

La guerre n’a jamais lâché Gomet Usta. Durant trois décennies, son village de naissance Ilkhichilar, à 24 km au sud-ouest de Barda, est resté le théâtre d’escarmouches fréquentes entre les deux nations incapables de trouver une solution à leur différend territorial. « Les premières lignes arméniennes sont à quelques centaines de mètres de ma maison. On entend souvent des rafales de mitraillette, des tirs. Un tractoriste a été blessé il y a quelques mois, comme ça, pour rien. La paix ici n’existe pas. » Il ne sait pas du tout quand et dans quel état il retrouvera sa maison. Il se dit cependant certain d’une chose : « Cette fois, nous remporterons la guerre. » Peut-être, mais aucun règlement politique n’émerge à l’horizon. La victoire risque de n’être qu’un cessez-le-feu appelant une énième revanche.

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