Bras de fer mémoriel entre Moscou et Varsovie

Au mémorial de Yad Vashem de Jérusalem, le moment était solennel jeudi. Pour la première fois, les représentants d’une quarantaine de pays étaient réunis en Israël à l’occasion du 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz. De Benjamin Nétanyahou à Vladimir Poutine, en passant par Emmanuel Macron et Sergio Mattarella, l’heure était au recueillement devant l’horreur qui a permis l’extermination des deux tiers des Juifs d’Europe.
Pourtant, derrière cette unité apparente, la division était palpable. L’absence d’Andrzej Duda, président de la Pologne, où se trouve pourtant Auschwitz, n’est pas passée inaperçue. Dans cet événement parrainé par un milliardaire proche du Kremlin, Moshé Kantor, Vladimir Poutine a été invité à prononcer deux discours alors que son homologue polonais s’est vu interdire d’en prononcer un seul. Lundi prochain, lors de la cérémonie traditionnelle qui se déroule chaque année au camp de concentration, où plus d’un million de personnes ont été exterminées, c’est Vladimir Poutine qui sera absent, contrairement au premier ministre israélien, Reuven Rivlin, et à la chancelière Angela Merkel, dont ce sera la première visite à Auschwitz.
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«Vous ne pouvez pas comprendre», entretien avec Margaret Newman, survivante du camp de concentration d’Auschwitz75e anniversaire oblige ! Entre les deux pays, qui ont pourtant créé une commission commune d’historiens en 2002, se déroule un véritable bras de fer historique qui cependant n’a rien de nouveau. Cela fait en effet plusieurs années que la Russie est engagée dans une réécriture de son histoire visant à minimiser l’importance du pacte Ribbentrop-Molotov. Signé en 1939, c’est lui qui a permis à l’Allemagne et à l’URSS de se partager l’Europe de l’Est, et au premier titre la Pologne, premier pays envahi par les armées allemandes.
Ménager la Russie ?
« La décision de laisser parler Poutine, mais non Duda, pourrait être perçue […] comme un soutien tacite au récit biaisé de Poutine sur le partage de la Pologne au début de la Seconde Guerre mondiale », écrivait le quotidien israélien Haaretz. En Israël, plusieurs observateurs voient dans ce traitement particulier une façon pour le premier ministre Benjamin Nétanyahou de ménager la Russie, qui est redevenue un acteur majeur au Moyen-Orient. Sans oublier l’origine russe des très nombreux électeurs qui se rendront aux urnes le 2 mars prochain.
Cela fait des mois que les responsables russes préparent cet anniversaire. Le 18 janvier dernier, avec le style qui le caractérise, Vladimir Poutine n’avait pas caché son intention de « fermer leurs sales bouches à ceux qui essaient de tordre l’histoire ». En décembre, il avait décrit l’ambassadeur de la Pologne en Allemagne nazie comme « un cochon antisémite ».
Pour le premier ministre polonais, Mateusz Morawiecki, le pacte germano-soviétique n’était pas un simple pacte de non-agression. Non seulement fut-il « une alliance politique et militaire divisant l’Europe en deux sphères d’influence », mais il a aussi ouvert la porte à « des crimes innombrables […] commis des deux côtés ». Parmi ces crimes, le massacre de 22 000 officiers polonais par l’armée rouge en 1940 à Katyn est toujours vivace dans la mémoire polonaise.
L’offensive de Vladimir Poutine est aussi alimentée par une résolution votée par le Parlement européen le 19 septembre dernier dans laquelle les « régimes totalitaires » nazi et soviétique sont renvoyés dos à dos. Au plus grand déplaisir des Russes, le pacte Ribbentrop-Molotov y est évoqué à plusieurs reprises. Pour la plupart des historiens, il ne fait guère de doute que celui-ci « permet bien à Hitler d’envahir la Pologne le 1er septembre, ce qui déclenche la guerre », affirmait au quotidien Le Monde l’historienne Sophie Cœuré, de l’Université Paris Diderot. Alors que l’histoire officielle russe soutient que ce pacte n’avait pour objectif que de gagner du temps, « plus aucun historien sérieux ne dit cela aujourd’hui », ajoutait l’historienne Annette Wieviorka.
L’antisémitisme polonais
Dans cette guerre mémorielle, les services secrets russes ont récemment déclassifié des documents illustrant les crimes commis par des gardiens polonais d’Auschwitz. Une façon de montrer du doigt les réticences du gouvernement de Varsovie à reconnaître les responsabilités des Polonais dans ce génocide. Formellement, les responsables du pays n’ont pas tort d’affirmer que le gouvernement polonais, en exil à Londres, n’a jamais collaboré avec l’envahisseur nazi. C’est même lui qui a été le premier à diffuser un document officiel dévoilant l’horreur des camps d’extermination.
Les historiens savent pourtant que, même si la Pologne compte plus de 600 justes, les manifestations d’antisémitisme ont été très nombreuses dans la population, comme l’ont montré les travaux de l’historien américain Thomasz Gross (Les voisins, Fayard). « Il n’y a toujours pas de véritable mémoire de la Shoah en Pologne », nous avait déclaré l’an dernier l’écrivaine et journaliste Anna Bikont. Il y a deux ans, un projet de loi avait même voulu criminaliser toute référence à la responsabilité du pays ou de l’État polonais en ce qui concerne la Shoah. Il a finalement été abandonné.
Sur les six millions de citoyens polonais morts durant la guerre, la moitié était juive. Les autres sont souvent morts en résistant. À l’encontre de l’histoire officielle russe, les responsables polonais rappellent eux aussi qu’en 1944, l’Armée rouge avait tardé à soutenir l’insurrection de Varsovie, qui fit des dizaines de milliers de morts. Il s’agissait d’éviter « que l’État polonais clandestin gagne en popularité », soulignait récemment l’historien Yehuda Bauer dans le Times of Israël.
Entre une Russie qui a libéré les camps mais qui cherche à faire oublier sa collaboration avec les nazis et une Pologne pour qui cette « libération » fut le début d’une nouvelle servitude, la réconciliation semble toujours impossible.