Où va la Pologne?

Une manifestation du Comité de défense de la démocratie, à Varsovie le 11 novembre 2016, est passée sous le portrait de Józef Pilsudski, à qui est attribuée la création de la seconde république de Pologne en 1918.
Photo: Wojtek Radwanski Agence France-Presse Une manifestation du Comité de défense de la démocratie, à Varsovie le 11 novembre 2016, est passée sous le portrait de Józef Pilsudski, à qui est attribuée la création de la seconde république de Pologne en 1918.

« Dimanche, ça risque de barder ! » À 62 ans, Michal Dadlez est demeuré un militant. Comme lorsqu’il avait vingt ans et qu’il distribuait des samizdatssous le nez des apparatchiks communistes. Dimanche, jour de la fête nationale, ce directeur d’un laboratoire de spectroscopie moléculaire à l’Université de Varsovie ira manifester contre le défilé qui devrait rassembler dimanche plus de 100 000 partisans de l’actuel gouvernement de droite.

« L’an dernier, la police nous a malmenés et on s’est retrouvés au poste. J’ai pu m’en tirer parce que je connaissais un élu. Cette année, on s’attend au pire. »

Il y a un an jour pour jour, le défilé de 60 000 personnes avait attiré des groupes d’extrême droite de toute l’Europe qui avaient défilé sous des slogans xénophobes. Même si le gouvernement juge qu’ils n’étaient qu’une minorité et que leur présence a été exagérée par la presse internationale, on s’attend à ce qu’ils reviennent en force cette année, alors que la Pologne fête le centenaire de son indépendance. Au point où la mairesse de Varsovie, la libérale Hanna Gronkiewicz-Waltz, a tenté d’interdire la manifestation. Une décision aussitôt annulée par un tribunal.

Pour se dissocier des extrémistes, les conservateurs du parti au pouvoir, Droit et Justice (PiS), envisageaient cette semaine d’organiser leur propre cortège où il n’y aurait que des drapeaux polonais.

Dimanche, Michal devrait donc être dans les troupes de choc qui organiseront un sit-in ou une action d’éclat quelque part. Mais il ne veut pas en dire plus. Sa conviction, c’est que « ce gouvernement se dirige vers une forme d’autocratie », dit-il.

« On est revenu aux méthodes de l’époque communiste pour contrôler la presse et la justice. Car il faut croire que la liberté est une épreuve trop difficile pour certains. Vous savez, ici, dans les années 1930, tous les pays étaient autocratiques. On sent que ce n’est pas très loin. »

Quel péril démocratique ?

La Pologne vient pourtant de connaître des élections municipales parfaitement libres qui ont vu, comme dans les démocraties les plus irréprochables, la gauche triompher dans les grandes villes. Même si le PiS s’est maintenu en tête des suffrages, il ne l’a emporté que dans les petites villes et les zones rurales.

Ces appels à défendre la « démocratie en péril » font sourire l’éditorialiste Wojciech Przybylski, qui dirige la prestigieuse fondation Res Publica, associée notamment à la revue française Commentaire fondée par Raymond Aron.

« Il n’y a pas de problème de démocratie en Pologne, dit Przybylski, qui dirige aussi le périodique Visegrad Insight. Nous sommes même une démocratie plutôt bonne. Ce qui est en cause aujourd’hui, c’est le système judiciaire. Les conservateurs se sont mis dans la tête de le chambouler afin de l’utiliser à leur avantage. Ils disent que les juges ont trop de pouvoir et qu’ils sont tous du même camp. »

Le président du PiS, Jaroslaw Kaczyński, qu’on accuse de diriger le pays en sous-main, n’a jamais caché ses critiques contre ce qu’il nomme l’« impossibilisme juridique ». Selon lui, les libéraux se sont emparés de la justice, ce qui empêche toute réforme en profondeur. Voilà pourquoi son parti a décidé de mettre subitement à la retraite tous les juges de la Cour suprême de plus de 65 ans.

L’affaire s’est rendue jusqu’à Bruxelles, où l’on a évoqué un « risque clair d’une violation grave de l’État de droit » et déclenché l’article 7 des traités qui prévoit des sanctions envers les pays qui ne respectent pas les valeurs de l’Union. Une procédure largement symbolique puisqu’elle exigerait l’unanimité alors même que la Hongrie de Viktor Orban a annoncé qu’elle voterait contre.

La Pologne a « le droit d’élaborer son système judiciaire selon ses propres traditions », a répliqué de son côté le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki.

La justice au pas

 

Pour le procureur Krzysztof Parchimowicz, qui dirige l’association Lex Super Omnia (La loi au-dessus de tout), il ne fait pas de doute que l’État de droit est menacé en Pologne. Comme 118 de ses collègues, il a été rétrogradé sans le moindre préavis.

« On s’est débarrassé des procureurs les plus connus, qui avaient les plus fortes personnalités et à qui le pouvoir politique ne pouvait pas imposer ses volontés. Nous voilà revenus à un centralisme qui rappelle le communisme. On change les têtes pour faire de la place aux amis du parti. »

Parchimowicz évalue à près de 1000 le nombre de juges qui ont été limogés, rétrogradés ou poussés à la retraite.

Selon lui, il ne faut pas s’étonner si l’enquête sur l’écrasement d’avion à Smolensk, survenu en 2010 et dans lequel sont mortes 96 personnes, dont le président Lech Kaczyński (frère de l’actuel président du PiS), a été rouverte. « Kaczyński a intérêt à alimenter la théorie du complot », dit-il.

Parchimowicz a lui-même été convoqué par une commission qui accuse plusieurs personnes d’avoir, par leur inaction, favorisé l’évasion fiscale. Il ne s’étonne pas non plus de cette lettre adressée par le procureur général aux autorités locales afin de s’assurer qu’aucun acte de mariage ou d’adoption d’un couple homosexuel n’a été transcrit dans l’état civil. Une quasi-impossibilité juridique puisque la Pologne ne reconnaît pas le mariage homosexuel.

Même si les récents événements ne sont « pas très ordonnés et ne respectent pas les règles », Wojciech Przybylski croit néanmoins que les juges ont aussi besoin de prendre conscience qu’il y a des milliers de personnes qui ont manifesté contre eux. L’insatisfaction des citoyens n’est donc pas la seule responsabilité du PiS.

Deux visions de la Pologne

 

Ni les protestations des juges ni les hauts cris de Bruxelles ne semblent en effet affecter sérieusement le soutien populaire dont jouit le PiS. Une popularité que les observateurs attribuent notamment aux mesures du nouveau gouvernement en direction des plus démunis : hausse des allocations familiales, aide aux mères célibataires et diminution de l’âge de la retraite.

« Vous savez, après le communisme, la gauche ne s’est pas beaucoup préoccupée des petites gens », reconnaît la journaliste Anna Bikont, une militante de la première heure qui a fondé avec Adam Michnik le grand quotidien de gauche Gazeta Wyborcza. « On s’est plus intéressé aux styles de vie qu’aux gens dans le besoin. On a été très libéraux. L’économie allait tout régler. »

C’est ce dont s’était notamment inquiété, rappelle-t-elle, le militant de la première heure Jacek Kuron, dont Bikont vient d’écrire la biographie avec Helena Luczywo.

Spécialiste de la sécurité sociale, le sénateur conservateur Michal Seweryński se souvient de son passage à l’Université Laval en 1978. Il avait alors visité les caves de l’Hôtel-Dieu qui abritèrent le Trésor polonais après la guerre afin de le protéger des communistes.

« Depuis la chute du communisme, il y a toujours eu deux visions de la Pologne, dit-il. D’un côté, une vision matérialiste et libérale en matière de moeurs à laquelle se sont ralliés les anciens communistes. Mais il y avait aussi une vision patriotique attachée aux valeurs chrétiennes qui ont façonné la Pologne. Nous sommes simplement des patriotes qui veulent défendre leur identité, pas des nationalistes qui cherchent à imposer leur nation aux autres. Il aura fallu 30 ans pour que cette vision refasse surface. Mais elle est là pour de bon. D’ici vingt ans, vous ne reconnaîtrez pas ce pays. »

Lorsqu’on lui demande si l’élection de gouvernements conservateurs en Pologne et en Hongrie annonce un retour des années 1930 comme le laisse entendre le président français, Emmanuel Macron, en ce centenaire de l’Armistice, il éclate de rire.

« Voyons donc ! Où voyez-vous des agressions dans les rues ? Où voyez-vous des milices armées ? Qui veut aujourd’hui en finir avec la démocratie ? Personne ! Soyons sérieux et acceptons de discuter de ces deux visions, car elles ne disparaîtront pas demain matin. »

Premier d’une série de trois textes

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