La bataille des bureaux de vote catalans

À 80 ans, Gloria Jansoma en a vu d’autres. Cette ancienne institutrice originaire de Barcelone qui a vécu à Buenos Aires est venue ce matin s’enquérir du bureau de vote où elle devrait voter dimanche. Devant l’Université de Barcelone, sur la Gran Via qui traverse la ville, une demi-douzaine d’étudiants en grève renseignent les électeurs, surtout des personnes âgées, qui n’ont pas accès à Internet. Gloria a bien pris soin de prendre deux bulletins de vote, pour elle et son mari. Des fois que le bureau de scrutin en manquerait, à la suite des saisies de la police de Madrid.
« Vous savez, moi, on ne me la fait pas, dit-elle. Quand j’étais petite, on nous punissait à l’école quand on parlait catalan. J’ai vécu sous la dictature Franco et j’ai même connu celle d’Eva Perón en Argentine. Alors, les gardes civils ne me font pas peur. » Dimanche, elle entend bien aller voter tôt, au lycée près de chez elle, dans son quartier de Sant Gervasi. Si bien sûr le lycée n’est pas barricadé et assiégé par les policiers.
Car, dans le bras de fer qui oppose Madrid à Barcelone, les écoles qui servent en majorité de bureaux de scrutin sont devenues un enjeu de taille. Sous la responsabilité de la Generalitat de Catalogne, elles n’ont aucun lien avec Madrid. C’est pourquoi le gouvernement espagnol exige qu’avant samedi, elles soient réquisitionnées par la police catalane. Les directeurs d’école ont été menacés de poursuite, et la police sommée d’interdire l’accès des lieux de vote dans un rayon de 100 mètres. « Madrid veut faire faire le sale boulot par les policiers catalans, explique l’historien Joan Culla. Elle ne veut surtout pas qu’une photo fasse le tour du monde montrant des gardes civils espagnols en train de saisir des urnes. Vous imaginez l’effet ! »
La police catalane entre deux feux
D’où le bras de fer qui se déroule ces jours-ci en Catalogne. Il est clair que dimanche, les 6000 à 10 000 policiers espagnols dépêchés par Madrid ne suffiraient pas à empêcher des millions de personnes d’aller voter, explique l’historien. Le 9 novembre 2014, ils avaient été plus de deux millions à participer à une simple « consultation ». Ils devraient être beaucoup plus nombreux cette fois-ci. C’est pourquoi Madrid, qui a pris le contrôle des finances de la Generalitat, tente de mettre au pas les 17 000 policiers catalans qui risquent leur salaire et leur tête s’ils refusent d’obéir.
Que feront-ils dimanche ? « On n’en sait rien, dit Culla. Il est certain qu’ils ne pourront pas désobéir ouvertement. Mais on peut penser qu’ils vont essayer de ne pas porter le chapeau et se traîner les pieds. » Depuis plusieurs jours, le responsable de la police autonome catalane, le major Josep Lluís Trapero, tente de surnager. Sans désobéir à Madrid, il invoque des problèmes de temps, mais surtout les graves problèmes d’« ordre public » que créerait une intervention policière dans les écoles. Des problèmes plus graves, dit-il, que ceux que l’on veut résoudre. En réaction à l’ingérence de Madrid, la présidence Catalane a convoqué le Conseil de sécurité catalan, dont il estime qu’il est seul compétent sur les policiers catalans. Mais mercredi, c’est la Cour supérieure de la Catalogne qui a ordonné aux policiers catalans d’obtempérer.
Si ces derniers perdent le contrôle de la situation, de nombreux observateurs craignent qu’une action des gardes civils, venus de toutes les régions d’Espagne et qui ne connaissent pas le pays, entraîne des dérapages.
Des oeillets pour la police
« Dimanche, personne ne sait ce qu’il va se passer. Mais nous allons voter », assure Jordi Vives, porte-parole des étudiants en grève de l’Université de Barcelone, qui étudie pour devenir professeur d’histoire. Depuis plusieurs jours, les grévistes ont assisté à des conférences leur expliquant comment résister pacifiquement si jamais les policiers interviennent. Entre eux, ils communiquent via Telegram, car ils jugent que le réseau Whatsapp est moins bien protégé d’une éventuelle surveillance. Lors des manifestations, les étudiants ont pris l’habitude de distribuer des oeillets aux policiers catalans. Un rappel de la Révolution portugaise à laquelle s’était finalement ralliée l’armée.
« On pourra peut-être bloquer les bureaux de vote dans les grandes villes, mais certainement pas dans tout le pays, dit Jordi Vives. Les directeurs n’accepteront jamais de voir les policiers occuper leur école. » Lui et ses amis sont prêts à occuper les lieux s’il le faut. Dans le cloître majestueux du bâtiment historique de l’université, une affiche géante montre une voie ferrée au bout de laquelle se trouve un aiguillage qui part dans deux directions.
Plusieurs associations d’enseignants, comme Som Escola, ont appelé à ne pas fermer les écoles. Des lycéens en grève qui occupent déjà leur lycée ont proposé d’accueillir les bureaux de vote.
À la Generalitat, on brandit les unes des grands journaux européens et américains en affirmant que Madrid a déjà perdu le combat de l’opinion internationale. Le gouvernement de Madrid « gronde, rappelle à l’ordre et menace, obtenant un résultat complètement contraire à celui recherché, pour autant qu’il cherche à trouver une solution et non à crisper les esprits à des fins électorales », écrit le grand écrivain Edouardo Mendoza dans le grand quotidien de Madrid El País.
« Madrid a la subtilité politique d’un taureau, dit Joan Culla. Je suis certain que Rajoy, pour qui le 9 novembre 2014 avait été vécu comme une humiliation, ne croyait pas devoir se rendre à cette extrémité. Lui aussi, il joue sa tête. »