«Ici, Marine Le Pen a un boulevard»

« Je ne comprends rien à cette élection. On ne sait plus pour qui voter. » À 88 ans, Stanislas Adamczyk n’a jamais été aussi indécis à trois semaines d’un scrutin présidentiel.
En ce lundi ensoleillé, il est venu avec son épouse déposer des fleurs sur la tombe d’un parent qui repose à l’ombre des gigantesques aciéries de Florange. Pendant que les corbeaux tournent dans le ciel bleu, ce fils d’immigrant polonais qui a travaillé plus de 30 ans dans la sidérurgie admet son désarroi quant à une élection où rien ne se déroule comme prévu.
Si les scandales n’avaient pas éclaté à un mois de la fin des mises en candidature, il aurait probablement voté pour le candidat de la droite François Fillon, histoire de punir les socialistes qu’il avait soutenus en 2012. Maintenant, il ne sait plus. Comme 35 % des électeurs, il choisira à la dernière minute.
Stanislas Adamczyk se souvient comme si c’était hier de la venue de François Hollande le 24 février 2012. Le candidat socialiste avait promis de préserver les emplois et de faire adopter une loi permettant à l’État de racheter une usine rentable, comme l’étaient alors les hauts-fourneaux d’Arcelor-Mittal, en attendant un repreneur.
N’hésitant devant aucun symbole, le candidat socialiste était monté sur une camionnette pour haranguer les ouvriers. Sa mince majorité dans les classes populaires, c’est ici que François Hollande l’avait arrachée. C’est ici qu’il était venu chercher un supplément d’âme et prouver qu’il avait quelque chose à offrir aux perdants de la mondialisation.
Ici, avant, il y avait trois cinémas, des salles de danse, des restaurants
Punir les socialistes
« La camionnette blanche sur laquelle Hollande était monté, c’était la mienne ! » se souvient Rudy Crestani, ancien permanent du syndicat CGT aujourd’hui à la retraite. Hollande n’a tenu parole qu’à moitié, dit-il. « Les 629 ouvriers des hauts-fourneaux ont tous été reclassés, mais pas les employés des sous-traitants, qui sont restés sur le pavé. Quant à la loi promise, elle existe. Mais c’est une loi inutile. »
En tout, c’est plus de 1800 emplois qui ont pris le large dans une région qui en avait déjà perdu 750 000 en dix ans. Pour Rudy Crestani, la ville de Hayange n’est plus que l’ombre d’elle-même. « Ici, avant, dit-il, il y avait trois cinémas, des salles de danse, des restaurants. »
Dans les années 1980, les habitants de Metz venaient s’habiller à Hayange. Il y a longtemps que les tailleurs juifs ont été remplacés par des migrants albanais et afghans qui errent dans le centre-ville.
À l’ombre des hauts-fourneaux qui rouillent sur pied, le clocher de l’église Saint-Martin fait piètre figure entre les locaux désaffectés du New Discount et du restaurant du coin. Partisan du socialiste Benoît Hamon, Rudy Crestani admet qu’il est bien seul dans la région. « Ici, c’est le Front national qui arrivera en tête. Ça ne fait aucun doute ! »
Chez les socialistes, qui dominaient la région depuis des décennies, c’est la déroute. En cinq ans, deux socialistes ont dû céder leur mairie à des candidats de la droite ou de l’extrême droite. Aux dernières départementales, le FN a fait 53 % à Hayange.
« Jamais de ma vie je ne revoterai socialiste, dit le secrétaire général adjoint du syndicat Force ouvrière d’Arcelor-Mittal, Frédéric Weber. Lorsqu’il dit avoir respecté ses promesses, Hollande joue sur les mots. La trahison, c’est dans son ADN ! »
Selon lui, l’État français aurait dû nationaliser les hauts-fourneaux, qui étaient rentables, et trouver un repreneur. La preuve, que cette liquidation était inutile, dit-il, maintenant que la demande est repartie à la hausse, Mittal cherche à racheter la plus grande aciérie d’Europe, le site Ilva à Tarente en Italie. Une usine nationalisée en 2014 par l’État italien. « C’est exactement ce qu’on proposait à Florange, dit Weber. Ici, les socialistes nous ont trahis ! »
Selon le gouvernement, une nationalisation temporaire aurait entraîné une « guerre » avec Mittal, qui aurait refusé d’approvisionner l’usine. Face aux journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme, le président n’admettra qu’une seule erreur : n’avoir pas « mis en scène » sa décision pour qu’elle soit mieux reçue.
Terminé le « front républicain »
Dans la petite Maison des syndicats d’Arcelor-Mittal, sur l’avenue des Tilleuls, trois employés ont des membres de leur famille partis travailler au Québec. Le beau-fils de Pascal Grimmer (FO) a travaillé chez Ubisoft à Montréal avant de lancer son entreprise. « Ici, le chômage chez les jeunes peut atteindre 30 ou 40 % », dit-il.
Après Marine Le Pen, le candidat le plus populaire dans la région se nomme Jean-Luc Mélenchon. Le leader du Front de gauche a fait salle comble à Florange le 19 janvier dernier. Plus de 1000 personnes ont fait la queue à deux degrés sous zéro devant la petite salle de spectacle de la ville qui ne compte que 450 places.
« Cette élection, c’est du n’importe quoi, dit Frédéric Weber. C’est le cirque Barnum. Il est trop facile de traiter de fascistes les gens qui votent FN après avoir manqué de courage pendant cinq ans. » Le syndicaliste votera Mélenchon au premier tour. Mais au second, il votera blanc même si le FN risque de l’emporter. « Je m’en fous. Le “front républicain”, c’est terminé. Si Marine Le Pen est élue, on continuera à se battre comme on a toujours fait ! »
Sur le mur de son bureau, on voit la photo d’une plaque forgée par les ouvriers où l’on peut lire : « Ici reposent les promesses de changement de François Hollande ».
Le jeune maire républicain (LR) de Florange, Rémy Dick, ne se fait pas d’illusion sur les raisons de son élection. Pour punir les socialistes qui dirigeaient la ville depuis 24 ans, les Florangeois ont élu un maire de 22 ans encore étudiant à Science Po. La ville compte 1400 chômeurs sur 11 700 habitants.
« Je peux vous assurer que le 23 avril, le FN sera en tête dans tous les bureaux de vote de la région, dit-il. Ici, le FN a un boulevard ! »
Et pour cause. La population de Florange est en voie de paupérisation. Le salaire médian de ceux qui travaillent dans la région atteint à peine 10 000 euros par an. « Heureusement que le tiers des Florangeois travaille au Luxembourg, où ils font de bons salaires », ajoute-t-il. Florange serait-elle un symbole de l’Europe du XXIe siècle ? Alors que le chômage y est endémique, la région survit grâce aux travailleurs frontaliers qui travaillent dans ce qu’il faut bien appeler… un paradis fiscal soutenu par Bruxelles.
On ne peut rien exclure
« C’est en effet paradoxal », admet Rémy Dick. Ce responsable pour la région de la campagne de François Fillon reconnaît qu’à Florange, cette campagne n’a jamais commencé. Depuis les scandales qui se sont abattus sur le candidat et son épouse, « même mes assistants ne veulent pas faire campagne », dit-il. Fin analyste de la vie politique, Dick est convaincu que François Hollande a tout fait pour que le Parti socialiste se suicide. « Son candidat, c’est évidemment Macron ! », dit-il.
Or, ajoute-t-il, on ne peut pas totalement exclure une victoire de Marine Le Pen. Si au second tour elle affronte Emmanuel Macron, « beaucoup de fillonnistes refuseront de voter Macron. Une bonne partie ira au Front national. Même les catholiques qui autrefois refusaient de voter FN sont maintenant prêts à faire le pas. On entre dans quelque chose de complètement nouveau… »