Triste anniversaire pour le Traité de Rome

« L’Europe est notre avenir commun. » Voilà ce que l’on pourra lire en tête de la déclaration commune des 27 pays membres de l’Union européenne qui sera signée ce samedi à Rome. Derrière les sourires figés des chefs d’État et de gouvernement, on évitera évidemment de rappeler que pour parvenir à coucher cette déclaration sur le papier, il aura fallu des semaines de tractations. On aura évité de peu les veto grec et polonais. La Pologne étant opposée à l’idée d’une Europe à plusieurs vitesses évoquée à la fin de la déclaration.
En réalité, la célébration des 60 ans du Traité de Rome intervient dans une situation de chaos qu’aucun des pères fondateurs de l’Europe n’aurait pu imaginer. À quelques jours du lancement du processus de sortie du Royaume-Uni, le président néerlandais de l’Eurogroupe, Jeroen Dijsselbloem, a d’ailleurs ouvertement accusé les pays du Sud de dépenser l’argent de l’Europe « en alcool et en femmes ». Symbole du véritable chaos institutionnel que vit l’Union européenne depuis des mois, ce samedi, au moins six cortèges de manifestants défileront dans les rues de Rome.
Soixante ans après la signature du Traité de Rome par les six pays membres fondateurs de la Communauté économique européenne (CEE), l’Europe n’a jamais été si mal en point. Ni la crise de l’euro, ni la crise des migrants, ni celle du Brexit ne semblent derrière elle. Pas plus sur la Crimée que sur la Syrie, l’Union européenne n’a représenté une partie de la solution. Sans oublier la liberté de circulation, qui a été une véritable aubaine pour les terroristes islamistes qui ont frappé Londres, Paris et Bruxelles.
La stratégie de Monnet
« Le projet européen n’a jamais paru aussi éloigné du peuple qu’aujourd’hui », admettait récemment le président du Parlement européen, Antonio Tajani. Longtemps dans le déni, les dirigeants européens ne cachent plus leur désarroi. « Jamais encore, je n’avais vu une telle fragmentation et aussi peu de convergence dans notre Union », a admis Jean-Claude Juncker, qui parle d’une « crise existentielle ». D’ailleurs, le président de la Commission européenne ne se représentera pas en 2019.
Plus personne ne croit à l’adage du père fondateur Jean Monnet qui croyait que « l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises ». En France, un sondage du journal La Croix nous apprenait cette semaine que, si 66 % des Français se disaient toujours attachés à l’Union européenne, une majorité (52 %) en avait une opinion négative, 67 % pensaient qu’elle fonctionnait mal et 28 % voulaient carrément en sortir.
On n’hésite plus aujourd’hui à incriminer directement la stratégie de Jean Monnet qui souhaitait ouvertement la dissolution des peuples européens dans le creuset des États-Unis d’Europe. Conscient que les nations européennes ne voulaient pas disparaître, Monnet voulait en effet créer une mécanique économique qui les tirerait malgré eux dans cette direction en créant des interdépendances économiques de plus en plus importantes sans jamais leur demander leur opinion. Les rares fois où on l’a fait, comme lors des référendums sur le traité de Maastricht (1992) et sur la Constitution européenne (2005), ils ont dit non ou exprimé une profonde division.
Toujours plus d’Europe ?
Le philosophe Marcel Gauchet compare même la construction européenne à une structure « faite pour la clandestinité » et destinée à « favoriser un style de gouvernement paternaliste où les gens éclairés prennent entre eux, à bonne distance des passions et des pressions populaires, les décisions qui s’imposent » (Comprendre le malheur français, Stock). L’universitaire Marc Joly, affilié au Centre Marc Bloch de Berlin, décrit lui aussi le projet de Jean Monnet comme « celui d’un despotisme éclairé évitant la lumière » (Le mythe Jean Monnet, CNRS éditions). Quant à Coralie Delaume et David Cayla, ils évoquent un « fédéralisme cachottier » et une « fédéralisation furtive » (La fin de l’Union européenne, Michalon).
L’autre tabou qui a sauté depuis peu, c’est celui du « toujours plus d’Europe ». Cette idée a d’abord été formulée dans le préambule du Traité de Rome, qui affirmait que les signataires s’engageaient à « établir les fondements d’une union sans cesse plus étroite entre les peuples européens ». Le plus surprenant est que ce texte a été écrit par le gaulliste Jean-François Deniau. Le quotidien Le Monde nous rappelait récemment que ce texte se voulait plus littéraire que juridique et ne devait surtout pas avoir force de loi. Or, il a servi à fonder de nombreuses décisions de la Cour européenne.
Les scénarios de Juncker
La conviction que les choses ne peuvent plus continuer comme par le passé est telle qu’au sommet de Rome ce samedi, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, présentera un livre blanc proposant cinq scénarios d’avenir pour l’Union européenne. Parmi ces scénarios, Jean-Claude Juncker envisage la poursuite de l’intégration actuelle, la réduction de l’Union européenne à une simple zone de libre-échange, une intégration plus poussée à marche forcée et enfin une Europe à plusieurs vitesses où certains pays pourraient avancer plus vite dans l’intégration sans attendre les autres. Fait significatif, aucun des scénarios ne prévoit de révision des traités européens. Bref, il s’agit toujours de transformer l’Union en évitant le plus possible de consulter les peuples et les parlements.
C’est évidemment le dernier scénario qui a eu les faveurs du président de la Commission. C’est aussi le choix de François Hollande, qui quittera l’Élysée dans près d’un mois. Ce scénario est aussi repris par le favori de la campagne présidentielle française, Emmanuel Macron. Angela Merkel, qui s’y était pourtant toujours opposée, s’est aussi ralliée. « Nous avons appris de l’histoire des dernières années qu’il y aura une Union européenne avec différentes vitesses et que chacun ne prendra pas part aux mêmes degrés d’intégration », a-t-elle déclaré le 14 février dernier.
L’idée n’est pas nouvelle. Elle a déjà une bonne vingtaine d’années. Reste à savoir ce que signifient ces « divers degrés d’intégration ». L’idée a déjà braqué contre elle les pays de l’Est. La Pologne en particulier y est férocement opposée, comme elle l’est à la vieille domination franco-allemande.
Et le noyau franco-allemand…
De nombreux analystes se demandent néanmoins comment le scénario d’un « noyau dur » de l’Union européenne pourrait se réaliser alors que, depuis des années, on assiste à un éclatement du traditionnel couple franco-allemand. Beaucoup doutent qu’il soit plus facile de s’entendre à 6 qu’à 27. Certes, Angela Merkel et François Hollande soulignent depuis quelques semaines l’urgence de faire l’Europe de la Défense. Mais, ils font mine d’oublier leurs profonds désaccords sur le Mali, le Liban et les nombreuses interventions françaises en Afrique.
L’an dernier, le chercheur Jakub J. Grygiel de l’Université John Hopkins envisageait un scénario complètement différent qui n’a pas été repris par Jean-Claude Juncker. Il affirmait dans la prestigieuse revue Foreign Affairs qu’« une renationalisation de l’Europe pourrait être la meilleure perspective pour assurer la sécurité ». Selon lui, en matière de sécurité, qu’il s’agisse de sécurité monétaire ou de lutte contre le terrorisme, la construction actuelle sera toujours bancale. Un retour aux frontières nationales serait préférable, écrivait-il, et « ce ne serait pas nécessairement une tragédie ». Ce qui n’empêcherait pas les pays européens de s’engager dans de nouvelles alliances sur la base de leurs propres intérêts.
Le dernier scénario que personne n’a semble-t-il envisagé est celui d’un lent et douloureux pourrissement de la situation actuelle. C’est peut-être pour éloigner cette malédiction que les 27 chefs d’État et de gouvernement ont rencontré le pape François vendredi soir à la veille de l’ouverture du sommet de Rome.
Ce texte fait partie de notre section Perspectives.