Au coeur du village des exilés de l’atome

Le 26 avril 1986 survenait la catastrophe de Tchernobyl, le pire accident nucléaire de l’histoire. Au total, 116 000 personnes ont dû être évacuées d’une zone de 30 kilomètres autour de la centrale. Dans les années suivantes, 230 000 autres ont connu le même sort. Viltcha, petite localité proche de Kharkiv, dans l’est de l’Ukraine, a été créée pour héberger les réfugiés de Tchernobyl. Mais toutes les promesses de l’époque ont volé en éclats.
Au sortir de la forêt, les pavillons de briques s’alignent le long d’une route mal pavée. Malgré une ambiance typique de la campagne ukrainienne, on devine vite que Viltcha n’est pas un village comme les autres : tout a été construit d’un coup. Sur l’artère centrale d’un plan de ville octogonal, on arrive en droite ligne vers le bâtiment décrépit de l’administration locale. À l’entrée, un monument en forme de cloche, avec une date symbolique : 26 avril 1986, le jour fatidique de l’explosion du réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl.
Insouciante
« Viltcha, c’est un village unique. Il a été construit pour les victimes de Tchernobyl. Tout le monde vient de la zone. Ici ne vivent que des invalides, des gens qui ont été évacués, des liquidateurs, ceux qui ont été dépêchés à la centrale pour contenir la contamination, etc. », explique Tetyana Sementchouk, la responsable de l’association La mémoire de Tchernobyl, très impliquée dans la vie du village. Il y a exactement trente ans, elle avait 22 ans, et était enceinte de sa première fille. Elle était une insouciante habitante de Pripiat, une des « villes de l’atome » soviétiques, construite en 1970 afin d’héberger le personnel de la centrale voisine.
Ici, personne n’est en bonne santé. Dans chaque famille venue de la zone, il y a quelqu’un de malade. Une femme sur deux ou trois a été opérée des seins.
Évacuée en quelques heures avec les 53 000 autres habitants de Pripiat, elle passe plusieurs années entre la Biélorussie et le village de Viltcha, à 45 kilomètres de la centrale. Jusqu’à ce que les autorités soviétiques rasent ce village, et relogent les habitants dans un « Nouveau Viltcha », situé à plus de 700 kilomètres à l’est. « Les plans de construction étaient très ambitieux », détaille Maïa Borissivna, une autre évacuée. « On nous avait promis une école suffisamment grande pour 300 élèves, une crèche bien aménagée, une clinique sur plusieurs étages… » Mais en 1991, l’Union soviétique s’effondre, à la stupeur générale. Et le jeune État ukrainien, indépendant, n’a pas les moyens de terminer le projet.
« Ça, ça devait être le magasin spécialisé dans l’alimentation pour enfants », poursuit Maya Borissivna, en passant devant un bloc de briques rouges délabré. La construction n’a jamais été achevée. Un tiers du village jamais construit, pas de maison de la culture, pas d’activités économiques. Les exilés de l’atome se retrouvent isolés, sans emploi ni distraction, et cantonnés à une vie paisible, passée à panser leurs plaies, et à ressasser leurs souvenirs.
« C’est Mykola, un des premiers pompiers mobilisés pour tenter de refroidir le réacteur. Il est mort dans un hôpital de Moscou, le 16 mai 1986», raconte avec émotion Tetyana Sementchouk en passant devant la photo d’un jeune homme en uniforme, dans le hall d’entrée de l’administration locale. «Sa photo est ici, car il est des nôtres, du vieux Viltcha. On se souvient de lui, comme d’une partie de la maison. »
« Ici, personne n’est en bonne santé, poursuit-elle. Dans chaque famille venue de la zone, il y a quelqu’un de malade. Une femme sur deux ou trois a été opérée des seins. » Un diagnostic partagé par Anna Sementchouk, infirmière à la clinique locale, un bâtiment d’un étage aux murs bleus délavés. « Nous faisons face, en général, à des types de maladies différentes de celles de la moyenne de la population : des problèmes cardiaques, des insuffisances respiratoires, de l’encéphalopathie, des cas de cancers… Il y a évidemment un avenir à Viltcha. Mais il y a tout à construire ici, dans tous les sens du terme. » Au contraire des localités de la zone contaminée, Viltcha semble ignoré par les donateurs internationaux, et oublié par l’État. « La médecine est gratuite, mais nous ne bénéficions d’aucun traitement de faveur », explique Oleksandr Breitenfeld. Comme les autres retraités d’Ukraine, les exilés de Viltcha doivent survivre sur des pensions d’environ 1500 hryvnias, soit environ 75 dollars canadiens par mois.
Et pourtant, Viltcha attire. « Environ 30 % des maisons de Viltcha ont déjà été rachetées, et hébergent des familles qui n’ont rien à voir avec Tchernobyl, constate Oleksandr Breitenfeld. Ici, les infrastructures sont meilleures que dans les autres zones rurales de la région. Nous avons l’électricité, l’eau courante et les routes sont praticables. »
« Strip-teaseuse »
Viltcha héberge même la seule discothèque du canton, tenue par Nune Margaryan et son mari, qui avaient fui leur Arménie natale à la suite de la guerre du Haut-Karabakh, dans les années 90. « Chaque week-end, nous organisons des grandes fêtes, et nous faisons même venir une strip-teaseuse de Kharkiv. Cela attire des jeunes, explique Nune Margaryan, dans la grande salle vide. C’est bien, car sinon la population de Viltcha est vieillissante. »
Début mars, Oleksandr Breitenfeld a enterré son meilleur ami, un ancien liquidateur. « À voir la taille du cimetière, on dirait que Viltcha existe depuis cent ans, lance-t-il, sans pour autant perdre son humour noir. Vous voyez, nous avons la chance d’avoir trois Viltcha. Viltcha 1, c’est là où nous avons vécu, Viltcha 2, c’est le nouveau village qu’ils ont construit pour nous. Et Viltcha 3, c’est ici, où l’on va tous finir par nous ranger. » À Viltcha, le souvenir de l’exil est omniprésent. C’est l’une des raisons pour lesquelles les quelque 2000 habitants se sont fortement mobilisés pour accueillir d’autres réfugiés, ceux de la zone de guerre du Donbass. « Ils étaient plus de 1000 en 2015, maintenant nous en avons encore environ 300 », estime Maya Borissivna. « Ici, c’est calme, l’air est pur, c’est l’idéal pour ma petite fille », confie Anna, qui a vécu plusieurs mois dans sa cave à Gorlivka, un des bastions séparatistes. « Ma petite a 4 ans, mais elle sait déjà faire la différence entre un obus de char et un missile Grad, explique-t-elle. Alors, je suis reconnaissante aux habitants de ce village calme et tranquille de nous accueillir. D’autant qu’ils comprennent notre traumatisme de l’exil. »
Si une solution politique est un jour trouvée pour mettre fin à la guerre qui déchire l’Ukraine, les réfugiés du Donbass pourront peut-être rentrer chez eux. Ceux des villages évacués de Tchernobyl sont en revanche condamnés à être inhumés dans une terre qu’ils considèrent comme étrangère.