«Charlie» fait toujours polémique

À quelques jours du premier anniversaire de l’attentat du 7 janvier 2015 où douze personnes, dont huit collaborateurs de Charlie Hebdo avaient perdu la vie, le magazine satirique fait toujours autant polémique. La publication dimanche en avant-première de la une du numéro spécial de 32 pages qui sera distribué mercredi à plus d’un million d’exemplaires à travers le monde a aussitôt suscité la controverse. Comme si rien n’avait changé depuis cette époque où Charlie Hebdo avait publié les caricatures danoises du prophète Mahomet.
Les responsables religieux musulmans ont été les premiers à dénoncer la première page du numéro montrant un dieu ensanglanté qui se sauve, une kalachnikov en bandoulière. Le dessin qui pourrait représenter le dieu chrétien, juif ou musulman est surmonté du titre : « Un an après, l’assassin court toujours ».
Le président du Conseil français du culte musulman (CFCM), Anouar Kbibech, s’est dit « blessé » par cette représentation qui accuse les trois religions monothéistes des attentats commis il y a un an. « Globalement, nous avons besoin de signes d’apaisement, de concorde, dit-il. Manifestement, cette caricature n’y contribue pas au moment où l’on a besoin de se retrouver côte à côte. Elle vise l’ensemble des croyants des différentes religions. Il faut respecter la liberté d’expression pour les journalistes mais aussi la liberté d’expression des croyants ». Ce responsable religieux proche des autorités politiques marocaines dit ne pas se reconnaître « dans cette image de Dieu contraire aux valeurs véhiculées par les religions monothéistes. »
« Rire du religieux »
« C’est quand même très violent et très insultant à l’égard des religions », a renchéri Abdallah Zekri sur la chaîne info BFMTV. Le président de l’Observatoire contre l’Islamophobie du CFCM visait tout particulièrement l’éditorial du même numéro signé par Riss. Dans la plus pure tradition pamphlétaire du magazine, le dessinateur qui est aussi directeur de la publication dénonce les « fanatiques abrutis par le Coran » et « culs-bénits venus d’autres religions » qui avaient souhaité la mort du journal pour avoir osé « rire du religieux ». Un an après avoir été lui-même grièvement blessé dans l’attentat, Riss conclut : « Ce ne sont pas deux petits cons encagoulés qui vont foutre en l’air le travail de nos vies. Ce n’est pas eux qui verront crever Charlie. C’est Charlie qui les verra crever. »
La réaction a été nettement plus modérée chez les responsables catholiques. Selon Mgr Di Falco, « dire que les religions voulaient la mort du journal, cela ne veut rien dire. C’est quoi les religions ? Ce sont des personnes et personne ne réclamait la mort du journal. » L’évêque de Gap dit cependant vouloir « traiter cet éditorial par l’indifférence ». L’Abbé Amar, du diocèse de Versailles rappelle de son côté que parmi les morts des attentats de janvier, « il y a eu des croyants qui ont été enterrés dans des églises. Les familles des victimes vont être insultées quand elles vont voir cette caricature. »
Contrairement à ses vis-à-vis, le président de la Fédération protestante de France, François Clavairoly, se félicite presque de cette une. « Ce dessin n’est pas un dessin de Dieu, dit-il. C’est le Dieu de Charlie Hebdo. Le décalage fait qu’on peut en rire. D’ailleurs, ce n’est pas très surprenant, c’est même réconfortant, de voir que, malgré tout ce qui s’est passé, cette vision peut encore avoir droit de cité dans la presse française ».
Dans la classe politique, plusieurs élus de droite et de gauche ont aussi défendu la liberté de blasphémer de Charlie Hebdo. D’autres, comme l’ancienne ministre de droite Rachida Dati, se sont dis « heurtés ».
« Bien-pensance sirupeuse »
À l’exact opposé, sur le site Atlantico, le journaliste et historien Benoît Rayski a même reproché à Charlie Hebdo de faire dans la « bien-pensance sirupeuse » en incriminant toutes les religions sans discrimination au lieu de désigner l’Islam. Surtout, ironise-t-il, « ne vous fiez pas aux apparences qui tendent ces derniers temps à accuser une religion d’être un peu plus agitée que les autres. » Dans la Revue des deux mondes, Valérie Toranian a salué l’« édito [de Riss] en forme de bras d’honneur » contre les « "idiots utiles" de l’islamisme ». Sur les réseaux Internet, on n’a pas non plus manqué de s’écharper.
Toute la semaine, des commémorations sont prévues afin de rappeler les attentats des 7 et 10 janvier. Ce mardi soir, la chaîne culturelle Arte programmera pas moins de quatre documentaires. Les chaînes France 2 et France 5 y consacreront respectivement une et deux soirées entières. Jeudi, des rassemblements sont prévus dans plusieurs villes de France afin d’honorer la mémoire des dessinateurs tombés sous les balles des djihadistes. Le président François Hollande a choisi cette journée pour présenter ses voeux aux forces de sécurité. Samedi, le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) organisera une cérémonie devant l’épicerie Hyper Cacher où Amedy Coulibaly avait pris des clients juifs en otage.
Dimanche, place de la République, plus de mille personnes, parents des victimes, blessés, témoins et personnalités politiques sont attendus. Un chêne sera planté sur la place et Johnny Hallyday, pourtant souvent étrillé par Charlie Hebdo, interprétera Un dimanche de janvier, évoquant les manifestations qui avaient réuni près de quatre millions de personnes en France le 11 janvier 2015. « En 2006, quand Charlie publia les caricatures de Mahomet, personne ne pensait sérieusement qu’un jour tout ça finirait dans la violence, écrit Riss dans son éditorial.[…] On voyait la France comme un îlot laïc, où il était possible de déconner, de dessiner, de se marrer, sans se préoccuper des dogmes, des illuminés. »

Ce ne sont pas deux petits cons encagoulés qui vont foutre en l’air le travail de nos vies. Ce n’est pas eux qui verront crever Charlie. C’est Charlie qui les verra crever.