Faut-il rééditer «Mein Kampf»?

Sur cette photo non datée, Adolf Hitler parcourt une édition parchemin de «Mein Kampf», bible de l’antisémitisme et du nazisme.
Photo: Agence France-Presse Sur cette photo non datée, Adolf Hitler parcourt une édition parchemin de «Mein Kampf», bible de l’antisémitisme et du nazisme.

C’est un best-seller mondial, mais il est toujours interdit de publication dans plusieurs pays. Du moins pour quelques jours encore. Le 1er janvier, Mein Kampf, la bible de l’antisémitisme et du nazisme, tombera dans le domaine public en Allemagne. Soixante-dix ans après la mort de son auteur, le manifeste antisémite rédigé en prison par Adolf Hitler après son putsch manqué de 1923 sera libre de droits.

Depuis 1945, les droits de Mein Kampf étaient détenus par le ministère des Finances de Bavière, qui en interdisait la publication et la traduction partout où cela était possible. Mais, dès janvier, l’Institut d’histoire contemporaine de Munich publiera une édition critique de 2000 pages. En France, les éditions Fayard feront bientôt de même.

Même si Fayard a promis qu’il verserait les profits à une association humanitaire, cette décision suscite de vives réactions. « Non ! Pas Mein Kampf quand il y a déjà Le Pen ! » s’est écrié le député d’extrême gauche Jean-Luc Mélenchon dans une lettre ouverte à l’éditeur. Comme si le livre censuré en Allemagne n’était pas déjà diffusé en France en toute légalité. Pour de nombreuses associations juives, la seule publication du livre porte atteinte à la dignité des victimes de la Shoah.

Mais ce n’est pas l’opinion majoritaire, loin de là. Censurer le livre « signifierait […] que […] les Français sont encore si infantilisés qu’ils risqueraient de devenir hitlériens après avoir acheté le livre maudit », a répliqué le critique Pierre Assouline. Selon lui, la même logique conduirait à censurer les pamphlets d’antisémites notoires comme Louis-Ferdinand Céline et Lucien Rebatet.

Le dernier tabou

 

« Mein Kampf demeure un texte tabou, un texte qui fait peur. C’est le dernier grand tabou du nazisme », explique le journaliste Antoine Vitkine, auteur de Mein Kampf, histoire d’un livre, qui vient d’être réédité chez Flammarion. « Je comprends cet émoi, dit-il. Car un livre, c’est une manière pour une idée de continuer à exister. Les films et les images de l’époque nazie sont complètement datés, mais il n’y a rien de plus vivant qu’un livre. Voilà ce qui explique la sidération qui surgit au moment où le livre tombe dans le domaine public. Au fond, ce passé n’est pas totalement passé. »

Pourtant, en pratique, dit Vitkine, le droit de publier Mein Kampf ne changera presque rien. Car le livre est déjà largement disponible. Des exemplaires dans toutes les langues foisonnent sur Internet. De plus, le livre n’est vraiment interdit qu’en Allemagne et aux Pays-Bas ainsi que dans les pays où le gouvernement de Bavière a intenté des poursuites.

En France, les droits de la traduction de 1934 appartiennent aux Nouvelles Éditions latines. En 1979, un tribunal avait autorisé la distribution de l’oeuvre pourvu qu’elle soit précédée d’une mise en garde. La Cour d’appel de Paris avait même jugé que Mein Kampf était « un document historique indispensable pour la connaissance de l’époque contemporaine ».

Selon Antoine Vitkine, en France, il s’en vendrait environ 2500 exemplaires par an à un public constitué de quelques extrémistes, mais surtout de nombreux curieux. Selon lui, dans la plupart des pays européens, « la diffusion politique du livre demeure assez marginale ».

Best-seller dans le monde arabe

 

Mais ce n’est pas le cas partout. Dans certaines régions du monde, Mein Kampf est devenu un vrai best-seller, notamment dans les pays du monde arabo-musulman où l’antisémitisme est vivace. C’est en particulier le cas en Égypte et au Liban. Dans les années 1930, c’est d’ailleurs le grand mufti de Jérusalem, Mohammed Amin al-Husseini, qui avait publié la première traduction arabe.

En Turquie, au début de 2005, la publication d’une édition économique de Mein Kampf a provoqué un véritable engouement. Le livre s’est classé en quatrième position des meilleures ventes. Il s’en est écoulé 80 000 exemplaires en quelques mois. Après avoir interviewé des lecteurs turcs, Vitkine a été surpris de constater qu’ils ne l’achetaient pas que par provocation et que cette brique de 700 pages plutôt aride « avait été plus lue qu’on pouvait le penser ».

Le livre est aussi très diffusé en Russie, dans les Balkans et dans les anciens pays d’Europe de l’Est où l’antisémitisme perdure. Dans ces pays, il représente aussi « une sorte d’antimodèle en rupture avec le communisme qui s’est construit contre le nazisme », dit Vitkine.

Fait mal connu, le livre ne s’en prend pas qu’aux Juifs et aux Noirs. Il dénonce aussi férocement la France identifiée aux vainqueurs de la Première Guerre mondiale, au pays des Lumières et de la Révolution. Pour ne pas alerter les Français, dans les années 1930, Hitler avait d’ailleurs refusé que Mein Kampf soit traduit dans la langue de Molière. La traduction française fut réalisée sans autorisation par la Ligue contre l’antisémitisme et l’éditeur maurrassien des Nouvelles Éditions latines afin de sensibiliser les Français à la menace que représentait Hitler.

Un livre à étudier

Si le nazisme a été étudié sous toutes les coutures, très peu d’études ont été consacrées à Mein Kampf, déplore Antoine Vitkine. La langue même de Mein Kampf devrait nous apprendre quelque chose, disait récemment son traducteur Olivier Mannoni dans le magazine Le Point. « Les décalages logiques, les dérapages syntaxiques, ces longs moments d’éructations et d’invectives, qui peuvent durer plusieurs pages, sont assez indescriptibles, dit-il. Lorsque l’on traduit un tel texte, on analyse par la force des choses la manière dont ce mécanisme fonctionne et, je dois dire, il est assez terrifiant. »

Dans sa réponse à Jean-Luc Mélenchon publiée dans Libération, l’historien français Christian Ingrao rappelait que « ni les usines de mort ni les groupes mobiles de tuerie ne sont annoncés dans Mein Kampf » et qu’« il est tout simplement faux de penser accéder à la réalité du nazisme et du génocide par la seule lecture du piètre pamphlet du prisonnier autrichien. » Selon lui, « c’est un livre qui ne peut convaincre que des convertis ».

Selon Vitkine, le malaise que crée encore Mein Kampf, qui fut diffusé à 12 millions d’exemplaires entre 1925 et 1945, vient du fait que, sans annoncer directement les camps, il prouve à tout le moins que l’on savait, ou du moins que l’on pouvait savoir. « C’est pourquoi, dit-il, il est temps d’affronter le poids du tabou. »

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