La France visée en plein coeur

C’est un attentat terroriste sans précédent qui a visé la France mercredi, décimant presque entièrement la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Tant par son niveau d’organisation, le nombre de victimes et surtout sa cible — la liberté de presse —, cette attaque n’a pas d’équivalent dans l’histoire récente de la France.
Vers 11 h 30, deux hommes cagoulés se revendiquant de l’islam se sont présentés en pleine conférence de rédaction dans les petits locaux du journal satirique, rue Nicolas Appert dans le 11e arrondissement de Paris. Les terroristes sont aussitôt montés à l’étage pour mitrailler une dizaine de personnes à la Kalachnikov. En soirée mercredi, le nombre de victimes atteignait 12 morts, dont deux policiers, et 11 blessés. Quatre d’entre eux étaient toujours entre la vie et la mort.
Les auteurs ont pu prendre la fuite et se rendre jusqu’à Reims, dans le nord-est du pays, où une opération policière était en cours au moment d’écrire ces lignes. Les policiers ont effectué des perquisitions dans plusieurs appartements, à la recherche d’indices. Durant ce temps, les suspects ont été identifiés comme étant Saïd et Cherif Kouachi, deux frères de 32 et 34 ans, de même que de Hamyd Mourad (18 ans), qui aurait agi comme chauffeur. Ce dernier, qui est le beau-frère de Chérif Kouachi, s’est rendu aux policiers dans la nuit de mercredi à jeudi, « après avoir vu que son nom circulait sur les réseaux sociaux », a expliqué une source proche du dossier. Il a été placé en garde à vue. Selon différentes sources, les frères Kouachi auraient séjourné en Syrie l’été dernier. Chérif Kouachi est un djihadiste bien connu des services antiterroristes français. Il a été condamné en 2008 pour avoir participé à une filière d’envoi de combattants en Irak.
« Nos héros »
La tuerie a semé la stupeur et la consternation dans toutes les couches de la société française. « C’est une vraie boucherie », a déclaré Rocco Contento, du syndicat de la police nationale. François Hollande s’est aussitôt rendu sur place pour condamner sans la moindre hésitation « un acte terroriste ». Plus tard, en soirée, le président s’est adressé à la nation rappelant que « ces hommes et cette femme sont morts pour l’idée qu’ils se faisaient de la France, c’est-à-dire la liberté […] Ce sont aujourd’hui nos héros ». Trois jours de deuil national ont été décrétés, ainsi qu’un moment de recueillement ce jeudi à midi.
Toute la classe politique française, de Jean-Luc Mélenchon, du Front de gauche, à Marine Le Pen, présidente du Front national, a emboîté le pas à ses dirigeants et dénoncé un crime odieux contre la liberté de presse. Réunis à l’Élysée, des responsables religieux musulmans, protestant, juif, orthodoxe et bouddhiste ont affirmé « que la République laïque et ses valeurs, notamment la liberté de conscience, la démocratie et la liberté de la presse, demeurent aux fondements de notre vivre-ensemble ». L’imam de Drancy, Hassen Chalghoumi, s’est immédiatement rendu sur les lieux du drame pour inciter les musulmans à manifester leur désapprobation.
Sans qu’on puisse relier l’attentat à une organisation, la piste islamiste ne semble guère faire de doute. Au moment d’assassiner un policier, l’un des terroristes en fuite s’est écrié : « On a vengé le prophète Mahomet ! » D’après une source policière citée par Libération, les terroristes cherchaient précisément le directeur du journal, Charb, sur qui plusieurs fatwas ont déjà été lancées. Selon des journalistes qui ont eu la vie sauve, les hommes armés se revendiquaient d’al-Qaïda.
Manifestations spontanées
Depuis 2005 et la célèbre affaire des caricatures de Mahomet au Danemark (republiées par Charlie Hebdo en France), l’hebdomadaire satirique était dans la mire des organisations islamistes. En 2011, à quelques jours de la publication d’un numéro intitulé « Charia Hebdo », les locaux du journal avaient été incendiés à coups de cocktails Molotov. En 2012, un imam afghan avait offert 100 000 $ de récompense à quiconque tuerait le dessinateur français Charb, assassiné mercredi.
Héritier d’une vieille tradition libertaire française de dérision et d’irrévérence, Charlie Hebdo a toujours, malgré les menaces, continué à croquer sans discrimination du curé autant que de l’imam. Au nombre des victimes tombées, on trouve aussi les caricaturistes Cabu, Wolinski, Tignous et Honoré, sans oublier l’économiste et chroniqueur Bernard Maris, qui était actionnaire du journal. Les dessinateurs Cabu (alias Le Grand Duduche) et Wolinski (ancien du magazine Hara-Kiri) avaient plus de 70 ans et avaient fait rire des générations de Français qui leur vouaient une tendresse toute particulière.
Symbole de cet attachement et du choc ressenti par la population, de gigantesques rassemblements spontanés se sont organisés dans toutes les grandes villes de France. À Paris, vers 18 h, des dizaines de milliers de personnes ont envahi la place de la République et les rues avoisinantes. La foule d’un calme rare brandissait des crayons pour rendre hommage aux dessinateurs et des pancartes où l’on pouvait lire « Contre la barbarie ». Des lampions étaient allumés sur la statue centrale représentant la République. Celle-ci arborait un brassard noir et un drapeau tricolore.
Le 11-Septembre français
Cet attentat exceptionnel a été désigné par le politologue français Gilles Kepel comme « le 11-Septembre français ». À la nuance près, dit-il, que le groupe État islamique (Daesh) a remplacé al-Qaïda. Dans le magazine Le Point il affirme qu’« il existe en France un réel danger de radicalisation ». « Je ne me souviens pas d’un crime de cette ampleur à l’égard des journalistes », a renchéri l’ancien ministre de la Justice Robert Badinter sur les ondes de France 2. Pour le directeur du magazine Le Point, Franz-Olivier Giesbert, c’est « notre âme […] l’esprit français, celui de la rigolade » que les terroristes ont visé.
La presse française et internationale a exprimé sa solidarité avec l’hebdomadaire. « Nous sommes tous Français », a déclaré en français le président du Conseil italien, Matteo Renzi. Même le secrétaire d’État américain, John Kerry, s’est exprimé pour l’occasion dans la langue de Molière. Les premiers ministres canadien et québécois ont aussi exprimé leur solidarité.
La sécurité a immédiatement été portée à un niveau jamais atteint depuis les attentats de Mohamed Merah à Toulouse en 2012. Des policiers ont notamment été postés devant toutes les rédactions parisiennes. Il était de notoriété publique que, depuis plusieurs mois, la police redoutait un attentat d’envergure. Cinq projets auraient d’ailleurs été déjoués depuis 2013.
On ne s’étonnera donc pas que la dernière caricature de Charb [publiée dans le numéro du 7 janvier] ait été si prémonitoire. À un personnage qui soulignait qu’il n’y avait toujours pas eu d’attentat en France, un djihadiste répondait : « Attendez, on a jusqu’à la fin janvier pour présenter ses voeux. »
Avec l’Agence France-Presse