La filière française

Pour Jean-Marc Léger, c’est la visite du général de Gaulle en 1967 qui a tout déclenché. D’ailleurs, celle-ci provoquera son départ du Devoir.
Photo: Archives Le Devoir Pour Jean-Marc Léger, c’est la visite du général de Gaulle en 1967 qui a tout déclenché. D’ailleurs, celle-ci provoquera son départ du Devoir.

Paris — 1910, c'est quatre ans avant la Première Guerre mondiale! Ceux qui se gargarisent aujourd'hui de mondialisation ne peuvent pas imaginer comment, à cette époque, la conjoncture internationale imprégnait l'actualité. Dès sa naissance, Le Devoir a accordé une importance primordiale à l'information internationale. Dans ce siècle tumultueux, la France a fini par occuper une place particulière dans nos pages tant à cause de sa vie culturelle que des liens qu'y ont entretenus plusieurs de nos directeurs et rédacteurs en chef. De l'ancien régime à la mort de Philippe Séguin, cette semaine, Le Devoir n'a jamais été bien loin de... Paris.

Pour l'historien Yvan Lamonde, trois personnalités symbolisent ce rapport particulier: Henri Bourassa, Omer Héroux et André Laurendeau. «Bourassa avait des liens plus forts avec Rome qu'avec Paris, mais il avait une égale connaissance de Rome, Paris et Londres. Il suivait les affaires internationales de très près.»

Sa relation avec la France est marquée par ses convictions religieuses. La France qu'il a sous les yeux est celle de 1904 et des lois laïques du père Combes. De nombreux religieux français se réfugient alors au Québec. «Pour Bourassa, la France acceptable c'est celle de l'ancien régime, dit Lamonde. Mais cela ne lui enlève en rien sa liberté de jugement. Lorsque Bourassa voyage en Europe, il connaît très bien la situation française. Il a lu Maurice Barrès, Charles Maurras et L'Action française. Mais Bourassa reste toujours une personnalité forte et imprévisible.»

Le fondateur du Devoir prendra ses distances avec la pensée nationaliste après son audience avec le pape en 1923 et la condamnation de L'Action française en 1926. «Dès lors, Bourassa va revenir sur l'idée que la défense de la religion est liée à celle de la langue. Il va devenir très réservé sur cette idée d'un combat unique. Il ressemble alors à une idole déchue.»

Avec Omer Héroux, qui fut rédacteur en chef jusqu'en 1947 sous la direction du successeur de Bourassa, Georges Pelletier, Le Devoir va même devenir pétainiste. «Héroux était un grand admirateur de Louis Veuillot, le journaliste ultramontain par excellence du journal L'Univers, dit Lamonde. Alors que la majorité des journaux canadiens-français changent de cap en faveur de la France libre, Le Devoir reste attristé de ce qui arrive à Pétain, même au moment de son procès en 1945.»

Laurendeau et le personnalisme

André Laurendeau illustre une autre facette du rapport étroit qui unit alors les intellectuels québécois à la France. En 1935, avant son arrivée au Devoir, Laurendeau suit à Paris les cours de Jacques Maritain et d'André Siegfried, deux philosophes catholiques réformistes à l'origine du courant personnaliste. Il publie Voyage dans la vraie France, une série de reportages sur la vie intellectuelle.

«À Paris, il mène une enquête en rencontrant les dirigeants de tout ce qui bouge dans un moment de crise et de convulsion», dit Lamonde. Il découvre alors la critique sévère du nationalisme qui a cours chez les intellectuels catholiques, lui qui venait tout juste d'écrire Notre nationalisme. Maritain vient alors de servir d'intermédiaire dans le règlement de la crise entre Rome et L'Action française.

Selon Lamonde, Laurendeau tentera de faire la symbiose entre les idées de Maritain et son propre nationalisme, qui n'est pas un nationalisme européen, dit-il. «Laurendeau connaît très bien la France et voit que le nationalisme y est mis en cause. Le Laurendeau qui revient d'Europe sera aussi un des critiques les plus subtils du nationalisme.» La contradiction est à son comble lorsque Laurendeau commence à s'opposer à la conscription. Son mentor, le jésuite français Paul Doncoeur, lui écrit une lettre déchirante dans laquelle il s'étonne qu'un admirateur de la France tienne un tel discours.

Le Laurendeau qui arrive au Devoir en 1948 a rompu avec la France d'ancien régime. Lorsque ses amis fondent Cité libre en se réclamant du personnalisme, il est en terrain connu. Pour Lamonde, «Laurendeau va rester un Jeune Canada (*) critique qui va chercher à libérer le nationalisme de son attachement aux mouvements de droite. Il va essayer de rafraîchir le nationalisme. Mais lorsqu'il va se rafraîchir un peu trop, avec Chaput, l'Allemagne et le RIN, Laurendeau va garder un esprit critique sur ce nationalisme indépendantiste».

Vers la Francophonie

C'est le directeur du Devoir de l'époque, Gérard Filion, qui invite un jeune journaliste de La Presse, Jean-Marc Léger, à se joindre au Devoir. En 1957, il prend la responsabilité des pages internationales et deviendra éditorialiste. Vers 1950, lorsqu'il était étudiant à l'Institut d'études politiques de Paris, Léger envoyait déjà des articles au Devoir, qu'il signait du titre de correspondant à Paris. «C'était un peu de la frime», avoue-t-il aujourd'hui.

Pour Léger, le rapport à la France n'est plus seulement un rapport intellectuel, mais un rapport concret. Il est temps de bâtir des liens. Alors qu'il est journaliste, il devient président de l'Association internationale des journalistes de langue française. Le journalisme ne l'empêche pas de participer à la fondation de l'Association des universités partiellement ou entièrement de langue française (AUPELF) et d'en diriger le secrétariat général de 1961 à 1978. Après avoir quitté le journalisme, Léger deviendra délégué du Québec à Bruxelles et fondera l'Agence de coopération culturelle et technique (ACCT), l'ancêtre de la Francophonie. Léger ne le sait pas, mais il fait oeuvre de pionnier. Deux décennies plus tard, c'est un ancien directeur du Devoir, Jean-Louis Roy, qui dirigera l'ACCT.

«Notre rapport à la France est alors devenu beaucoup plus riche, dit Léger. La coopération est aujourd'hui quotidienne et touche tous les secteurs.» Pour Léger, c'est la visite du général de Gaulle qui a tout déclenché. D'ailleurs, celle-ci provoquera son départ du Devoir. Alors que Jean-Marc Léger salue le «vive le Québec libre!» par une série de trois articles, le directeur Claude Ryan manifeste une grande tiédeur. «J'étais beaucoup plus enthousiaste. J'ai donc décidé de prendre mon envol.» Après De Gaulle, les rapports avec la France ne seront plus jamais les mêmes.

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(*) Mouvement nationaliste canadien-français fondé par Gérard Filion, André Laurendeau et Pierre Dansereau.

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Correspondant du Devoir à Paris

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