Élections espagnoles - Immigration: occasion en or ou bombe à retardement?

Ce dimanche, lors des élections législatives, les Espagnols choisiront de réélire le socialiste (PSOE) José Luis Zapatero ou d'élire son adversaire Mariano Rajoy, le candidat conservateur du Partido Popular (PP). Le Devoir fait le point sur certains enjeux de la campagne en cours, qui ne sont pas sans rappeler des débats au Québec. Deuxième d'une série de trois textes.
Madrid — La municipalité d'Alcorcón est une petite banlieue proprette du sud de Madrid. Ce n'est évidemment pas Westmount, mais ses immeubles de brique rouge n'ont rien à voir avec les sinistres tours de HLM qu'on trouve en France. Difficile de croire que cette ville paisible de 160 000 habitants a récemment été le théâtre d'affrontements ethniques. Le 20 janvier dernier, des échauffourées avec des membres de la communauté latino-américaine ont fait trois blessés.Un bref instant, le spectre des trois semaines d'émeutes qui avaient frappé la France en 2005 a plané sur l'Espagne. Heureusement, l'incident n'a impliqué qu'une cinquantaine de personnes et n'a duré que quelques heures. Mais en pleine campagne électorale, il a agi comme un détonateur et projeté l'immigration au coeur du débat national. Un sujet dont les Espagnols n'avaient encore jamais vraiment débattu. «C'est vraiment la première fois de leur histoire que les Espagnols discutent d'immigration», constate José Juan Toharia, qui dirige l'institut de sondages Metroscopia.
Le boum de l'immigration
Après une décennie de croissance ininterrompue qui a attiré plus de quatre millions d'immigrants, l'Espagne se réveille soudain avec des problèmes auxquels personne n'avait jamais songé. «L'intégration des immigrants est une bombe à retardement», n'hésite pas à dire Rickard Sandell, de la Fondation des études d'économie appliquée (FEDEA), un important think-tank de Madrid. «Il ne s'agit pas d'être alarmiste mais de prendre conscience que nous sommes devant un phénomène majeur dont nul ne peut prédire les conséquences.»
Les vieux Espagnols dont les amis ou les parents ont parfois émigré aux États-Unis, en France ou en Amérique du Sud n'en reviennent pas. Ancien pays d'émigration, l'Espagne est devenue, en à peine 15 ans, la principale terre d'accueil des immigrants en Europe. Avec une moyenne de 600 000 entrées annuelles depuis cinq ans, non seulement l'Espagne bat tous les pays européens, elle accueille aussi en proportion deux fois plus d'immigrants que le Québec chaque année. «Peu de pays ont connu un tel choc en si peu de temps», dit Rickard Sandell.
Le laisser-faire
L'immigration a déjà complètement transformé le quartier de Lavapiés, l'ancien quartier juif où atterrit une partie des milliers de Latino-Américains et de Marocains venus chercher fortune dans la capitale espagnole. Et le phénomène se reproduit dans toutes les grandes villes d'Espagne.
Les économistes sont d'accord: avec un des taux de natalité les plus bas du monde, jamais le pays n'aurait connu une croissance d'environ 4 % depuis dix ans sans une forte immigration. Le boum de la construction qui a tiré l'économie espagnole vers le haut est largement dû aux immigrants. Les success stories sont nombreuses, comme celle de la chaîne de vêtements Mango, créée par deux frères venus de Turquie.
«L'immigration est une occasion extraordinaire», explique Antonio Hernando Vera, porte-parole du Parti socialiste (PSOE) au Congrès espagnol sur les questions d'immigration. «Les immigrants qu'accueille l'Espagne travaillent tous. Chaque année, les immigrants paient les pensions d'un million de retraités espagnols.»
Un argument auquel les conservateurs répondent en soulignant à gros traits que les 200 000 immigrants qui entrent de façon irrégulière chaque année en Espagne ne paient les pensions de personne. Une seule chose semble certaine: le laisser-faire ne pourra pas tenir lieu de politique d'immigration à l'Espagne encore bien longtemps.
Portée par sa croissance économique, l'Espagne a tout simplement laissé les choses aller depuis dix ans. Au moins un immigrant sur deux arrive en Espagne avec un simple visa de touriste dont il ne respecte pas l'échéance. Après quelques mois, il peut demander une carte de sécurité sociale et inscrire ses enfants à l'école. Après trois ans de ce régime et de travail au noir, la plupart des irréguliers obtiennent un permis de résidence. Les immigrants latino-américains peuvent même demander la nationalité au bout de deux ans de résidence légale.
«La politique d'immigration de l'Espagne, c'est de ne rien faire, dit Rickard Sandell. Freiner l'immigration ralentirait la croissance, car les immigrants sont à l'origine d'une partie du boum de la construction et des services. En même temps, l'immigration crée de nouveaux problèmes. On assiste à un début de ghettoïsation et à des problèmes de coexistence dont nous ne connaissons pas l'ampleur.»
En 2000, seulement 20 % des Espagnols considéraient l'immigration comme un problème. Ils sont maintenant 60 %. Sans être dramatiques, les petits incidents comme celui d'Alcorcón se multiplient. Un jour, ce sont des citoyens qui s'opposent à la construction d'une mosquée. Le lendemain, ce sont des résidants qui s'en prennent aux sudacas, un terme péjoratif pour désigner les Latino-Américains.
Un contrat d'intégration
L'irruption de l'immigration dans l'actualité a poussé le chef du Partido Popular, Mariano Rajoy, à proposer la signature par chaque nouveau venu d'un contrat d'immigration comme il en existe en France, en Belgique et aux Pays-Bas. La formule ressemble comme deux gouttes d'eau à celle qu'a récemment proposée la chef du Parti québécois, Pauline Marois. Pour les conservateurs espagnols, qui n'ont pourtant rien fait lorsqu'ils étaient au pouvoir, il n'est plus possible d'accepter que la moitié des nouveaux immigrants entrent en Espagne en suivant un processus plus ou moins irrégulier.
De leur côté, les socialistes accusent les conservateurs de monter en épingle un problème qui n'existe pas. «Bien sûr qu'il y a de petits incidents, dit Antonio Hernando Vera. Personne n'a jamais dit que l'intégration était une chose facile. Mais en Espagne, l'immigration n'est pas un problème, c'est une chance. Le Partido Popular pratique la pire des pédagogies. Au mieux, ce contrat d'intégration risque d'être inutile. Pas besoin d'un contrat pour interdire la polygamie, qui est déjà illégale. Pour intégrer les immigrants, faudra-t-il les obliger à faire la sieste?»
Les experts partagent l'avis des socialistes: personne ne connaît la véritable efficacité de ces contrats d'intégration, récemment apparus dans plusieurs pays européens. La proposition a au moins l'avantage de provoquer le débat, dit Rickard Sandell. «Les Espagnols ne peuvent pas continuer à accueillir 600 000 immigrants par année sans se demander quelle politique ils veulent suivre.»
Le chercheur se demande particulièrement ce qui adviendra si la croissance ralentit. Déjà, certaines niches économiques, par exemple la construction domiciliaire et les services personnels, montrent des signes de saturation. «Que se passera-t-il si le ralentissement que nous connaissons depuis quelques mois dure trois ans? Il n'y a pas un seul pays où l'immigration n'a pas créé de problèmes. Ça va arriver ici aussi.»
Un modèle espagnol?
Ces mises en garde ne semblent pas ébranler Antonio Hernando Vera, qui reconnaît tout de même qu'il faudra s'assurer à l'avenir que tous les immigrants entrent au pays avec un contrat de travail en bonne et due forme. Il reconnaît que l'Espagne a la chance d'accueillir principalement des immigrants hispanophones, ce qui facilite de toute évidence l'intégration. Mais pas toujours, car les différences culturelles sont considérables.
L'Espagne serait-elle en train d'inventer un nouveau modèle d'intégration? «Je ne sais pas s'il existe un modèle espagnol, mais je sais que l'Espagne ne veut ni des ghettos britanniques ni des émeutes françaises.» Reste à prouver qu'il est possible d'éviter l'un et l'autre.
Correspondant du Devoir à Paris
Demain: La fin du miracle espagnol?