Élections espagnoles

Deux travailleurs installent une affiche du premier ministre espagnol José Luis Zapatero, en campagne pour un nouveau mandat.
Photo: Agence Reuters Deux travailleurs installent une affiche du premier ministre espagnol José Luis Zapatero, en campagne pour un nouveau mandat.

Ce dimanche, lors des élections législatives, les Espagnols choisiront de réélire le socialiste (PSOE) José Luis Zapatero ou d'élire son adversaire Mariano Rajoy, le candidat conservateur du Partido Popular (PP). Le Devoir fait le point sur certains enjeux de la campagne en cours, qui ne sont pas sans rappeler des débats au Québec. Premier de trois textes.

Madrid — Dans la cathédrale de Tolède, à 70 kilomètres de Madrid, il n'y a plus qu'un petit carré destiné aux fidèles. Même le dimanche, les croyants n'ont droit qu'à une chapelle à côté du choeur. L'immense enceinte est exclusivement réservée aux touristes qui ont payé 10 $ pour visiter ce chef-d'oeuvre de l'art gothique. Sous les grandes arches sculptées, des agents de sécurité veillent à ce que les fidèles ne franchissent pas les barrières de bois qui délimitent les quelques mètres carrés où ils peuvent encore se recueillir sans payer.

À l'aube d'un scrutin qui donne les socialistes de José Luis Zapatero gagnants par une faible marge, tel semble être le nouveau portrait religieux de cette Espagne qui fut parmi les nations les plus catholiques du monde. «Aujourd'hui, l'Espagne est aussi sécularisée que la plupart des pays européens, et même plus», dit Alfonso Pérez-Agote, de l'université Complutense de Madrid. Le nombre de mariages civils a doublé en dix ans et représente maintenant une union sur deux. Baptêmes, confirmations, premières communions et vocations religieuses sont en chute libre. Toutefois, s'empresse d'ajouter le sociologue, il y a toujours en Espagne comme une petite odeur de guerre civile dans l'air.

Pas plus tard que mardi, à quatre jours des élections, la Conférence des évêques fourbissait ses armes en élisant à sa tête un féroce opposant aux réformes du gouvernement de José Luis Zapatero. Surnommé «Le Dur» par le quotidien El País, le cardinal Antonio María Rouco a été un des principaux artisans de la gigantesque manifestation qui, en pleine campagne électorale, a mobilisé 150 000 catholiques dans les rues de Madrid le 30 décembre dernier. Il est aussi un des auteurs de la déclaration publiée le 31 janvier qui s'en prenait directement à Zapatero. Les évêques reprochaient au gouvernement l'adoption de lois «injustes et qui doivent être changées». Bref, pour la première fois depuis le retour à la démocratie, il y a 30 ans, l'Église espagnole semblait s'ingérer directement dans une campagne électorale.

Pour le sociologue Alfonso Pérez-Agote, ce raidissement de l'Église illustre la guerre de tranchées que mène l'Église espagnole contre presque toutes les réformes du gouvernement de José Luis Zapatero. «Le pouvoir de l'Église se maintient même si la population n'est plus pratiquante, dit-il. En Espagne, presque toutes les périodes de modernisation ont été suivies de restaurations. Aujourd'hui, l'Église n'entend céder sur rien.»

Laïcité ou déchristianisation?

Il faut dire qu'en un peu plus d'une dizaine d'années, l'Espagne est devenue un des pays les plus libéraux d'Europe. C'est particulièrement vrai en ce qui concerne les moeurs. Le pays a une des pratiques les plus libérales d'Europe en matière d'avortement. Il est aussi une des très rares nations à autoriser le mariage des homosexuels (avec le Canada, la Belgique et les Pays-Bas).

Cette libéralisation fait sortir de ses gonds Carlos Martínez Cava. Avocat conservateur, Cava a pris la tête des poursuites judiciaires contre les cliniques privées du Dr Carlos Morín, accusé de pratiquer des avortements illégaux. En décembre, le scandale a ébranlé toute l'Espagne, révélant que ces cliniques pratiquaient des avortements tardifs au-delà du septième mois de gestation. «On vient de partout en Europe pour se faire avorter à Madrid ou à Barcelone, dit Carlos Martínez Cava. Ces avortements se font dans des cliniques privées, car les médecins du public refusent de les pratiquer.»

Fondateur d'un microscopique parti d'extrême droite, Alternativa Española, Cava accuse en bloc les socialistes du PSOE et les conservateurs du Partido Popular de mener une véritable entreprise de déchristianisation. Cava a d'ailleurs pris la tête de ces «objecteurs de conscience» qui réclament le droit de ne pas envoyer leurs enfants au tout nouveau cours d'éducation civique dorénavant obligatoire.

Selon des sources catholiques, 24 000 familles auraient entrepris des démarches juridiques en vertu de l'article de la Constitution qui garantit le droit à l'objection de conscience. «Autrefois utilisée pour éviter le service militaire, l'objection de conscience pourrait bientôt servir à exempter les enfants des cours d'éducation civique», s'étonne Alfonso Pérez-Agote. Tout dépendra des juges.

Il semble que l'éducation religieuse soit peut-être le dernier carré qui résiste encore à la sécularisation. Même si seulement 20 % des Espagnols se disent pratiquants, 80 % tiennent toujours à ce que leurs enfants reçoivent un enseignement religieux catholique. Et les écoles catholiques sont les plus en demande.

Une Église sans influence

Rafael Gerez Kraemer, un catholique modéré membre du mouvement Communion et Libération et qui passe pour un marginal dans son milieu, déplore le climat actuel d'affrontement, dont il impute la responsabilité non seulement aux «laïcards» socialistes mais aussi à la hiérarchie catholique qui tente tant bien que mal de s'agripper à son ancienne position hégémonique. «C'est un fait évident: la religion n'intéresse plus personne en Espagne et n'a plus de résonance dans la vie quotidienne des gens, dit-il. Même si 20 % des Espagnols vont encore à la messe, la société espagnole est entièrement sécularisée. Peut-être nos évêques ne l'ont-ils pas encore compris. Moi, j'en ai pris acte.»

Rafael Gerez Kraemer est loin d'être le seul à déplorer l'entêtement d'un clergé dont les positions sont parfois plus radicales que celles exprimées par Rome. «De toutes les institutions, l'Église est, avec les politiciens, celle pour laquelle les Espagnols ont le moins de considération», explique José Juan Toharia, qui dirige la maison de sondages indépendante Metroscopia. «Ses opinions, dit-il, n'ont pas la moindre influence sur les choix électoraux des Espagnols.» Alors que l'armée s'est refait une virginité dans la population depuis l'époque de Franco, l'Église n'y semble toujours pas parvenue.

Les évêques sont tellement discrédités que même le Partido Popular s'en tient loin. Son candidat Mariano Rajoy n'a pas dit un mot à propos de la grande manifestation du 30 décembre. Il ne souhaite d'ailleurs pas supprimer le mariage entre homosexuels, qui fait aujourd'hui l'objet d'un véritable consensus dans la société espagnole. Tout au plus a-t-il évoqué la possibilité d'en modifier le nom et de réexaminer les cours d'éducation civique. «Rajoy se tient loin de l'Église car il n'a rien à gagner avec elle, dit Toharia. De toute façon, les catholiques pratiquants votent pour lui. Son défi, c'est de convaincre les autres électeurs qui ne veulent rien savoir des évêques.»

Une guerre à mort

Au contraire, chez les socialistes, on se délecte de chacune des déclarations de l'épiscopat. Il se pourrait d'ailleurs que la guerre entre l'Église et l'État espagnols reprenne de plus belle après le scrutin de dimanche. Le bras droit de Zapatero, José Blanco, a affirmé qu'après le 9 mars, «plus rien ne sera pareil» entre l'Église et l'État en Espagne. Il a évoqué la possibilité de renégocier le concordat que l'Espagne a signé avec le Vatican en 1979 et qui garantit le financement de l'Église espagnole à partir notamment de l'impôt sur le revenu. Celle-ci reçoit 0,7 % des recettes fiscales prélevées sur les impôts des citoyens qui le désirent et qui manifestent leur intention en cochant une case de leur déclaration de revenus. Ce pactole de 220 millions de dollars parvient pourtant à peine à faire vivre une institution qui doit supporter un énorme patrimoine. Si Zapatero devait remettre en question le financement de l'Église, ce serait la guerre, avertit Carlos Martínez Cava.

À l'autre extrémité du spectre catholique, Rafael Gerez Kraemer semble plutôt fatigué de cette guerre de tranchées. «Ceux qui ont rédigé notre Constitution étaient presque tous des catholiques pratiquants. Aujourd'hui, la sécularisation de l'Espagne est chose faite. Les catholiques n'y sont plus qu'une minorité. Mon problème, ce n'est plus d'être cinq millions de croyants mais qu'on me laisse l'espace nécessaire pour me faire entendre et éduquer mes enfants dans ma foi.»

Alfonso Pérez-Agote croit discerner une troisième et peut-être dernière vague de laïcisation de la société espagnole. «Après les militants athées du siècle dernier, très volontaristes, après les consommateurs des années 60, plus intéressés par leur bien-être que par la religion, on voit maintenant apparaître une troisième génération, composée de jeunes pour qui la religion est une terre étrangère avec laquelle ils n'ont jamais été en contact.»

Plusieurs d'entre eux voteront pour la première fois dimanche.

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