Une crise des ballons nuisible à la recherche scientifique dans les airs?

Les yeux en l’air, mais l’esprit serein. Les membres de la communauté scientifique qui utilisent des ballons-sondes ou des ballons stratosphériques dans leurs recherches suivent avec perplexité la crise géopolitique en cours induite par l’interception et la destruction de quatre ballons dans le ciel nord-américain. Des événements « nébuleux » et « étranges », disent-ils, tout en espérant que ces nouvelles tensions liées au ciel ne viennent pas porter préjudice aux expériences qu’ils mènent avec de tels équipements, dans ou depuis l’espace aérien canadien et américain.

« Les ballons-sondes sont des outils importants pour la recherche atmosphérique et la recherche sur le climat, explique en entrevue le chimiste Patrick Hayes, spécialiste de la chimie atmosphérique à l’Université de Montréal. Sans eux, nous avançons avec une capacité réduite pour comprendre l’évolution et les changements de l’atmosphère, et il faut souhaiter qu’à l’avenir ces histoires de ballons interceptés ne viennent pas rendre plus difficile l’obtention d’autorisation pour des projets qui sont importants pour la recherche. »

« Parfois, cela prend un incident pour renforcer ou changer des réglementations », dit Frédéric Fabry, professeur au Département des sciences atmosphériques et océaniques de l’Université McGill, tout en admettant spéculer sur la suite possible des choses. Mais il pense aussi qu’il faut garder la tête froide. « Actuellement, nous sommes face à une réaction disproportionnée devant un phénomène qui vient de nous frapper collectivement : la présence dans le ciel de ballons auxquels on ne faisait pas attention, jusqu’à aujourd’hui, ajoute-t-il. Et puis, si l’on prend l’hypothèse qu’il s’agit de ballons espions, on peut se dire qu’ils étaient peut-être des outils intéressants pour un État jusqu’à maintenant, mais que désormais, ils le deviennent moins, puisqu’on se met à un peu plus s’en préoccuper. »

Les vols de ballon pour la recherche ont une grande portée scientifique, mais un faible impact sécuritaire

 

Mardi, les États-Unis ont dégonflé un peu les spéculations sur la nature et les intentions qui ont au lancement des trois derniers ballons interceptés au-dessus du territoire américain et canadien entre vendredi et dimanche derniers. Cité par l’Agence France-Presse, John Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche, a indiqué en effet que ces trois derniers ballons pourraient avoir « des fonctions commerciales ou scientifiques inoffensives », et ce, selon les « observations faites par les pilotes » des avions de chasse envoyés pour les faire tomber. La recherche des débris était, mardi, toujours en cours.

Washington maintient toutefois que le premier ballon, intercepté le 4 février dernier, est bien d’origine chinoise et visait, selon l’exécutif américain, à espionner le territoire américain. L’objet volant transportait à très haute altitude de l’équipement de surveillance et faisait partie d’un vaste programme d’espionnage mondial de la Chine, assure Washington, ce que Pékin dément formellement.

Un cadre rigoureux

« Toute cette histoire est très étrange », affirme Simon Thibault, directeur du Département de physique, de génie physique et d’optique de l’Université Laval, qui, en 2018, a été à la tête d’une équipe ayant lancé un télescope sur ballon stratosphérique pour l’étude des exoplanètes. Entre autres. « Il est très difficile de perdre un ballon sans que cela soit fait de manière volontaire, et pour cette raison, je doute que [la crise actuelle des ballons] va avoir un impact négatif sur nos activités futures, en tant que scientifique, ajoute-t-il. Nos lancements sont faits dans un cadre déjà très rigoureux et planifié. Les trajectoires des ballons sont connues des autorités, et cela va continuer à se faire ainsi. »

Au Canada, le lancement de ballons stratosphériques, c’est-à-dire ceux qui dépassent la barrière des 15 km d’altitude, est sévèrement encadré par l’Agence spatiale canadienne, et ce, depuis une base de Timmins, dans le nord de l’Ontario.

« Les vols de ballon pour la recherche ont une grande portée scientifique, mais un faible impact sécuritaire, assure Yves-Alain Peter, professeur de génie physique à Polytechnique Montréal, qui utilise de temps à autre des ballons-sondes dans ses recherches sur la qualité de l’air. Ces ballons sont enregistrés et suivent des plans de vol précis, puisqu’ils traversent des altitudes où les avions peuvent passer. »

« La réglementation à suivre est déjà très compliquée au Canada, aux États-Unis, mais aussi dans le nord de l’Europe ou en Australie, ajoute Simon Thibault. Ces lancements sont très bien planifiés, de manière à ce qu’on puisse suivre nos ballons en permanence et, surtout, les récupérer de manière sécuritaire, avec tout leur matériel, qui peut être extrêmement coûteux. C’est d’ailleurs cette réglementation déjà assez sévère et contraignante qui permet d’identifier plus facilement les ballons dont la présence dans le ciel n’est pas autorisée », ce qui protège, selon lui, l’utilisation à des fins scientifiques de ballons dans un ciel devenu depuis quelques jours un terrain diplomatiquement miné.

« Les ballons stratosphériques sont des moyens merveilleux et peu coûteux d’accéder à des conditions semblables à celles de l’espace pour la recherche, dit Laura Fissel, astrophysicienne à l’Université Queen’s, jointe par Le Devoir à Kingston, en Ontario. Ils mettent à portée de main la frontière entre l’environnement terrestre et extraterrestre et nous permettent de faire des expériences scientifiques qui nécessiteraient autrement une plateforme satellite plus coûteuse, et je ne crains pas que nous ne puissions plus lancer de ces ballons scientifiques depuis l’Amérique du Nord, l’Europe ou même l’Antarctique. »

« Par contre, je m’inquiète davantage du sort que cela pourrait réserver aux ballons amateurs, à ceux lancés par des groupes d’étudiants, par exemple, qui n’ont pas besoin de gros ballons et qui effectuent surtout leurs propres lancements. De nouvelles restrictions sur ce genre de lancement ou sur leurs emplacements pourraient vraiment affecter ces groupes », et l’expérience de la science qui vient généralement avec, conclut-elle.

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