L’avortement, un sujet qui déchire l’Amérique

Le jugement fut rendu public à 10 h 10, le 24 juin au matin. La protection constitutionnelle offerte depuis presque 50 ans à des millions d’Américaines par le décret « Roe v. Wade » venait d’être effacée.
Photo: Stéphanie Marin Le Devoir Le jugement fut rendu public à 10 h 10, le 24 juin au matin. La protection constitutionnelle offerte depuis presque 50 ans à des millions d’Américaines par le décret « Roe v. Wade » venait d’être effacée.

Pour cette série, Le Devoir vous fait entrer dans les coulisses de grands reportages de ses journalistes en 2022. Dans un pays à fleur de peau, Stéphanie Marin a rendu compte des déchirements post-Roe v. Wade.

L’édifice néoclassique aux colonnes blanches de la Cour suprême des États-Unis était complètement entouré de barricades à la fin du mois de juin. Scène inhabituelle, il semblait s’être drapé de cette protection de fer par crainte de violence et de débordements alors qu’un jugement était attendu sur un sujet des plus explosifs chez nos voisins du Sud : le droit à l’avortement.

Depuis des jours, alors que la fin de la session judiciaire approchait, des citoyens et des journalistes partout dans le monde trépignaient d’impatience. La Cour n’avait pas révélé la date du jour J.

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Ce texte est publié via notre section Perspectives.

Le 24 juin au matin, je rafraîchissais frénétiquement, toutes les 30 secondes, la page Web de la Cour. Le jugement fut finalement rendu public à 10 h 10. La protection constitutionnelle offerte depuis près de 50 ans à des millions d’Américaines par le décret Roe v. Wade venait d’être effacée.

Le temps d’écrire un premier texte — tout au plus 20 minutes — et de finir de remplir mon sac à dos (sans savoir pour combien de jours), je suis partie en trombe vers l’aéroport en essayant d’attraper le vol de 13 h. Mon paiement pour le billet fut bloqué avant que je n’y arrive. Louche, me dit-on, de réserver un vol à peine une heure avant le décollage. J’ai franchi la sécurité en sueur.

À 16 h, j’étais devant la Cour suprême, à Washington. La rue First était bondée de monde scandant des slogans sans relâche pour dénoncer le jugement rendu. Partout, des policiers, escouades antiémeutes comprises. 

Mon patron s’est inquiété pour ma sécurité : le souvenir de l’assaut contre le Capitole était encore frais. Mais des années à couvrir des manifestations apprennent à ne jamais tourner le dos à la rue et à garder un oeil sur les mouvements de foule suspects.

Le lendemain matin, une demande de mes supérieurs : puis-je me rendre en Virginie-Occidentale ? L’idée était de mesurer l’effet du jugement à l’extérieur de Washington, loin des politiciens et des fonctionnaires qui y habitent afin d’offrir un portrait plus complet des réactions.

Évidemment ! Le plus ardu fut de trouver à la dernière minute une voiture de location. La tâche a pris des heures. Finalement arrivée à destination un samedi soir, je constate avec surprise que le centre-ville de Charleston est complètement désert. Avec une heure de tombée le lendemain, il est plus qu’urgent de tâter le pouls des résidents. Mais que faire pour leur parler, quand tout est fermé ?

Aller à leur rencontre dans les parcs de la ville, me dis-je. Manque de pot, il pleut des cordes ce dimanche matin et les rues sont toujours vides.

Peu importe, j’irai à l’église. Et deux fois plutôt qu’une. Après tout, la question de l’avortement est pour plusieurs très liée à leur foi chrétienne. Mon choix s’est arrêté sur une basilique catholique et une église presbytérienne, où j’ai rencontré un pasteur rempli de compassion.

Je m’étais aussi rendue aux États-Unis le mois précédent, tout juste après la fuite de l’ébauche du jugement. Pour Le Devoir, cela avait été le coup de départ afin de tenter de saisir si, et comment cette décision allait transformer la société américaine. Il était même imaginable qu’elle ait une incidence au-delà de ses frontières.

J’avais alors sélectionné trois États : le Mississippi au sud, dirigé par des républicains farouchement opposés à l’avortement, le Missouri au nord, et enfin son voisin, le permissif Illinois.

À Greenville, lovée dans un coude de la rivière Mississippi, plus de 80 % de la population est noire. Difficile pour une Blanche d’y passer inaperçue : au McDonald’s où je m’étais arrêtée pour écrire, des employés, tout sourire, venaient toutes les 30 minutes voir « si tout allait bien ». Ailleurs, certaines tentatives de bavarder avec des résidents ont suscité la méfiance et parfois une réelle hostilité. J’ai pris la mesure de leurs réactions, puis redoublé d’efforts afin d’expliquer le but de mes questions pour les rassurer.

Partout, des craintes diverses étaient tangibles.

En Illinois, ma présence dans le stationnement d’une clinique d’avortement a fait réagir les employés, sortis en trombe pour vérifier ce que j’y faisais. Au Missouri, le groupe Pro-Choice a installé ses bureaux dans un édifice désaffecté, près de la voie ferrée, afin de protéger ses employés. Mon chauffeur de taxi a d’abord refusé de me laisser sortir de sa voiture, jugeant l’endroit trop dangereux.

Mais la crainte la plus réelle exprimée par les Américains rencontrés — à la fois ceux pour et ceux contre l’avortement — était comment ce conflit risquait d’encore plus diviser leur pays.



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