Un «grand remplacement» qui met des républicains dans l’embarras

La tuerie de masse perpétrée samedi par un jeune suprémaciste blanc à Buffalo, aux États-Unis, pourrait agir comme un retour de manivelle au sein du mouvement conservateur américain et de la classe politique républicaine, dont plusieurs membres ont fait (et font toujours) la promotion du « grand remplacement », évoqué par le tueur pour justifier en grande partie la violence de son geste.
Issue du mouvement d’extrême droite français des années 1970, introduite et promue à dessein aux États-Unis dans les années 2000 par Steve Bannon, l’un des artisans du trumpisme, cette théorie conspirationniste clame que certaines politiques d’immigration seraient intentionnellement mises en place pour « remplacer » la population « de souche » d’un pays.
Chez le voisin du Sud, elle s’est déclinée en évoquant plus précisément la menace d’un « grand remplacement » de l’électorat blanc par une immigration planifiée en coulisses par une gauche présentée comme radicale et, surtout, « antiraciste », et ce, afin de se maintenir continuellement au pouvoir, prétendent les défenseurs de cette théorie.
Rappelons qu’en 2018, les immigrants représentaient 13,7 % de la population américaine, une proportion toujours inférieure au pic historique de 1890 (14,8 %) de néo-Américains ayant contribué à la croissance et au développement économique, social et culturel du pays.
Dans un manifeste diffusé en ligne, le tueur de Buffalo, un suprémaciste blanc âgé de 18 ans, fait directement référence à cette théorie. Samedi, dans un quartier de Buffalo, il a ouvert le feu sur 13 personnes, dont 10 étaient des Afro-Américains.
Son document mentionne également d’autres tueurs de masse motivés par le racisme et cette peur du « grand remplacement », dont le meurtrier de Charleston, en Caroline du Sud, qui a enlevé la vie à 15 paroissiens afro-américains dans une église en 2015, et le tueur de Christchurch, en Nouvelle-Zélande, qui a abattu de sang-froid 51 citoyens de confession musulmane en 2019.
L’histoire nous a enseigné que ce qui commence par des mots se termine par bien pire.
Des échos en Chambre
Dimanche, la numéro 3 des républicains à la Chambre des représentants, Elise Stefanik, une fidèle de l’ex-président Donald Trump, s’est fait vertement critiquer par un collègue pour son adhésion passée à cette théorie complotiste. « Saviez-vous [qu’elle] soutient la théorie du remplacement des Blancs », a écrit sur Twitter le député Adam Kinzinger, qui s’oppose ouvertement à la dérive populiste dans son pays et dans son parti.
Did you know: @EliseStefanik pushes white replacement theory? The #3 in the house GOP. @Liz_Cheney got removed for demanding truth. @GOPLeader should be asked about this.
— Adam Kinzinger (@AdamKinzinger) May 14, 2022
Stefanik Blasted for 'Despicable' Facebook Ads Pushing 'Replacement Theory' https://t.co/RcuzJ37BiE
Sans nommer ce « grand remplacement », Mme Stefanik a, dans une série de publicités électorales en 2021, décrié le prétendu plan des « démocrates radicaux » de renverser « notre électorat actuel et de créer une majorité libérale permanente à Washington », et ce, en accordant « l’amnistie à 11 millions d’immigrants illégaux ». Elle parlait alors d’une « insurrection électorale permanente ». En lettres majuscules.
Le complot est également promu par le candidat républicain et aspirant sénateur de l’Ohio, J. D. Vance, adoubé par Donald Trump. Ce dernier, lors des primaires qu’il a remportées début mai, s’est fait le porte-voix de cette angoisse face à « un changement dans la composition démocratique de ce pays qui signifierait que nous ne gagnerions jamais », a-t-il dit le mois dernier à Portsmouth.
La représentante républicaine du Wyoming et critique de Donald Trump, Liz Cheney, a pour sa part appelé son parti à assumer sa responsabilité dans le crime commis à Buffalo. « La direction du parti à la Chambre a libéré la parole nationaliste, suprémaciste blanche et antisémite », a-t-elle résumé sur Twitter lundi matin. « L’histoire nous a enseigné que ce qui commence par des mots se termine par bien pire. Les dirigeants du [Parti républicain] doivent rejeter ces propos et ceux qui les défendent. »
The House GOP leadership has enabled white nationalism, white supremacy, and anti-semitism. History has taught us that what begins with words ends in far worse. @GOP leaders must renounce and reject these views and those who hold them.
— Liz Cheney (@Liz_Cheney) May 16, 2022
Le « grand remplacement » est sorti des marges d’Internet, où il a été cantonné plusieurs années, avec l’aide notable de commentateurs politiques influents aux États-Unis, dont l’incendiaire Tucker Carlson du réseau Fox News. Une enquête du New York Timespubliée en mai a démontré que près de 400 épisodes de son émission quotidienne ont porté sur l’utilisation par les démocrates de l’immigration pour changer intentionnellement la démographie du pays.
Cette peur est alimentée ailleurs dans le monde, dont au Québec par le chroniqueur populiste Mathieu Bock-Côté, qui a fait état en février dernier, dans Le Journal de Montréal, de la « disparition programmée des Québécois » par une « augmentation démentielle » des seuils d’immigration. Il était alors question, dans son texte, d’une croissance issue de l’immigration (permanente et temporaire) d’ici 2024 équivalente à 4,7 % de la population canadienne.
Une haine sur les réseaux sociaux
Les propos de Tucker Carlson, tout comme ceux d’autres commentaires de la droite radicale, se retrouvent en ligne, où ils participent désormais à une nouvelle forme de socialisation par la haine et l’indignation soutenue par les réseaux sociaux.
« Ce n’est pas un pipeline. C’est un égout à ciel ouvert », a résumé au New York Times Chris Stirewalt, ancien rédacteur politique de Fox News, qui a écrit un livre à paraître sur la façon dont les médias attisent la colère pour construire leurs audiences.
Pour le député démocrate Brian Higgins, qui représente Buffalo, le « grand remplacement » est surtout un complot « raciste insensé que des politiciens cyniques utilisent pour fomenter la division en Amérique ». « Ce qui doit vraiment être remplacé dans ce pays, c’est l’ignorance et la haine, qui alimentent la division, perpétuent les mensonges et tuent nos voisins », a-t-il dit dans une déclaration citée par le Washington Post. « L’amplification du racisme sous toutes ses formes est une maladie antiaméricaine, et tout le monde, en particulier ceux qui se disent des leaders, doit la dénoncer. »
La semaine dernière, un sondage Associated Press–NORC Center for Public Affairs Research a révélé que la normalisation du « grand remplacement » par des leaders d’opinion a convaincu à ce jour un Américain sur trois qu’un plan de remplacement des Américains « blancs » par des immigrants était en train d’être déployé dans le pays à des fins électorales.
Seuls les citoyens américains peuvent voter aux États-Unis. Le processus de naturalisation conférant ce droit à un immigrant peut prendre plusieurs années.